Artisanes tissées serrées

Les femmes qui pratiquent la technique du fléché à temps plein se comptent sur les doigts. Fil par fil, elles tissent un héritage propre au Québec.

Tel un ambassadeur, le Bonhomme Carnaval se balade, chaque année depuis 1979, dans la neige avec une ceinture fléchée «du Québec faite par des gens de Québec». Aujourd’hui, les artisans entrelacent le savoir-faire de leurs ancêtres. Maniant la laine jusqu’à 120 fils à la fois, les flécherandes tissent à la main avec comme seul outil un crochet au mur. Chevron par chevron, les dames du fléché dépeignent l’art en extinction.

Dans ce monde de femmes, toutes se connaissent. Septuagénaires ou octogénaires, les artisanes ont contribué à populariser la technique à la fin des années 60 et 70. Elles donnent maintenant des cours à des gens de tous âges. Mais le mouvement s’essouffle, estime Yvette Michelin, flécherande de métier. «J’ai recommencé à enseigner plus assidument en 2006, en voyant mes compagnes mourir les unes après les autres, raconte la dame de 70 ans avec émotion. Il faut conserver notre patrimoine, le garder vivant, sinon les techniques de nos ancêtres risquent de disparaitre.»

La «ceinture à flesches» est utilisée aux 18e et 19e siècles par les habitants pour se garder au chaud en hiver. «Dans le temps, les manteaux n’avaient pas de boutons. La ceinture se mettait autour de la taille, leur permettant plus de confort», explique Monique Genest Leblanc, seule ethnologue spécialisée en ceinture fléchée au monde. Elle est ensuite devenue un symbole de l’identité québécoise, convoitée par les étrangers intrigués par ces tissages flamboyants qui égayaient les tenues mornes de l’époque.

Mais avec la fin de la traite des fourrures, le vêtement haut en couleur a perdu de son éclat, jusqu’à être ridiculisé. Selon Yvette Michelin, la laine du pays aurait retrouvé ses lettres de noblesse lors de l’Expo 67, où tous les exposants affichaient leurs couleurs nationales. «Les habitants d’ailleurs n’ont pas peur de montrer leur costume, leurs traditions. Pourquoi ne ferions-nous pas comme eux?», fait-elle remarquer.

Françoise Dufresne-Bourret se sert d’un coin de sa cuisine comme atelier. Sous l’ampoule de sa lampe, elle entoure chaque fil des autres, en passant l’un dessus, et le prochain dessous. Sa principale œuvre? La «ceinture du Patriote» aux motifs de tête à flèche double qui copie celle retrouvée sur le corps de Jean-Olivier Chénier à la suite d’une attaque des Anglais en 1837. «C’est celle que tout le monde me demande, mais je n’en fais plus beaucoup.» La copie originale se trouve à Ottawa, tachée du sang versé par le Patriote.

La laine du «Païs» ou laine worsted d’Angleterre, utilisée dès le 18e siècle, était rude au point d’en faire saigner les mains des artisans. N’ayant que de la laine de couleur naturelle au Québec, les travailleurs recevaient des brides écarlates, jaunes, noires, crème et vertes d’Angleterre. Parce que des centaines d’heures sont nécessaires pour concevoir une ceinture fléchée, ce sont des matériaux commerciaux tels le lin, le coton ou la laine synthétique qui sont privilégiés dès 1968.

Un tissage de plus de 240 heures a été nécessaire pour Adèle Roy, une collègue flécherande, et Yvette Michelin afin d’orner le Bonhomme Carnaval d’une ceinture, un délai raisonnable selon l’initiatrice du projet. «Les ceintures les plus populaires prennent environ une centaine d’heures à confectionner, estime Yvette Michelin. Mais les plus grandes peuvent prendre entre 300 et 600 heures.» La grosseur des liasses d’argent, elle, concorde avec la petitesse des fils. En laine synthétique, la «ceinture du Patriote» de Françoise Dufresne-Bourret coûte environ 100 $, alors que la ceinture de laine fine retordue, le modèle le plus sophistiqué d’Yvette Michelin, coûterait entre 1 000 $ et 2 000 $. «Évidemment, le prix diminue si on prend des fibres plus grosses», explique cette dernière.

Après s’être improvisé abat-jour ou chapeau dans les années 70, le fléché se fond désormais dans les habits. Intriguée par son utilisation artistique dans le cadre de ses recherches, la doctorante Monique Genest Leblanc a même utilisé le fléché pour faire des murales. «Je voulais voir jusqu’où la technique pouvait être poussée.»

Un futur incertain
Françoise Dufresne-Bourret, qui a enseigné le fléché aux quatre coins de la province et en Europe, récolte des brins d’espoir. «Je reçois des appels d’élèves qui veulent apprendre le fléché. Mais il faut louer un local, prendre quelques heures pour leur montrer. Je n’ai plus l’énergie de m’occuper de tout ça.»

Pendant qu’elle était enceinte, Geneviève Duret a appris à flécher à l’École des vieux métiers de Longueuil. «J’aime travailler de mes mains, affirme-t-elle. C’est un travail fastidieux et long, mais très gratifiant.» Mère de quatre enfants, la femme de 38 ans a commencé à montrer à l’une de ses filles à tricoter et lui apprendra peut-être à flécher. «Il est dur de s’adonner au fléché à un jeune âge. Tout va si vite aujourd’hui, critique-t-elle. Avec les études et le travail, on n’a pas le temps.»

Tantôt amères, tantôt porteuses d’espoir, les flécherandes d’ici déplorent la perte accélérée d’un héritage propre au Québec. Elles s’accrochent à la Loi sur le patrimoine culturel adoptée le 19 octobre dernier à l’Assemblée nationale et qui entrera en vigueur le 19 octobre 2012. Cette dernière, avec la protection supplémentaire qu’elle apportera au patrimoine immatériel, est comme une lueur d’espoir pour celles qui souhaitent assurer la sauvegarde du fléché. «À 70 ans, je suis à l’âge de la transmission, concède Yvette Michelin. J’ai quelques jeunes qui se dirigent vers le métier de flécherand par choix. La reconnaissance de la loi va les aider.»

Illustration: Dominique Morin (www.spoutnikmorin.com)

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