L’itinérance, dans l’ombre des statistiques

Que ce soit au centre-ville, dans le Village gai ou dans le secteur du Plateau-Mont-Royal, la réalité des personnes en situation d’itinérance est exposée au grand jour à Montréal. Pourtant, près de 30 000 personnes en situation d’itinérance étaient recensées en 1995 tandis qu’il y en avait 3 106 en 2018. État des lieux.

« Les chiffres du dénombrement de 2018 ne nous donnent que la pointe de l’iceberg du réel problème, car l’itinérance n’est pas toujours visible », affirme l’organisatrice communautaire au Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), Nadia Lemieux.

Le résultat du recensement Je compte MTL 2018 est vivement critiqué, puisqu’il ne recense que l’itinérance visible. Selon Mme Lemieux, une quantité considérable de l’itinérance cachée n’est pas prise en compte. Le statut d’itinérance comprend toutes les personnes sans domicile fixe pouvant difficilement être comptabilisées, telles que les itinérants et les itinérantes qui dorment temporairement dans un motel, chez une connaissance ou dans leur voiture. 

L’étude menée en 1995 par la chercheuse Louise Fournier dénombre les individus qui avaient fréquenté des services pour les personnes en situation d’itinérance, comme les refuges, sur une période d’un an. C’est ce qui explique la différence entre les résultats obtenus à l’époque et ceux de 2018, « qui sont moins représentatifs du nombre réel d’itinérants à Montréal [parce qu’ils et elles n’ont été recensé que sur une période d’une journée] », déplore la directrice de l’École de travail social de l’Université de Montréal, Céline Bellot, qui s’intéresse aux questions entourant l’itinérance depuis 25 ans. 

Le nombre exact de personnes ayant vécu dans la rue durant les dernières décennies demeure incertain. L’itinérance semble toutefois être en augmentation dans la métropole, car entre la première édition du dénombrement de 2015 et celui de 2018, 8% plus d’hommes et de femmes ont été recensé(e)s dans les rues de Montréal.

Trois types d’itinérance

Itinérance cyclique

Personnes vivant des cycles d’itinérance. Parfois ils et elles sont dans la rue et d’autres fois ils et elles auront un toit bien à eux.

Itinérance situationnelle 

Personnes se retrouvant en situation d’itinérance de façon temporaire, après avoir vécu un événement difficile dans leur vie, tel un divorce ou la perte d’un emploi. C’est le type d’itinérance le plus fréquent.

Itinérance chronique

Personnes sans logement depuis plusieurs années. Ils et elles sont les plus visibles et nécessitent souvent des interventions policières et communautaires.

 

« Nos organismes membres [du RAPSIM] comptabilisent les personnes qui fréquentent des ressources d’urgence et voient que la fréquentation est en hausse, autant chez les hommes que chez les femmes », soutient Nadia Lemieux.

Cette hausse s’explique par la rareté des logements abordables et par le montant du chèque mensuel offert par l’aide sociale, selon elle. « Si la personne réussit à payer son loyer, ça lui laisse très peu, voire pas du tout, d’argent pour subvenir à ses autres besoins », mentionne-t-elle.

À 61 ans, Gaétan, qui vit dans la rue depuis plus de cinq ans, admet que partir à la recherche d’un appartement ce printemps ne sera pas ce qu’il y a de plus passionnant. « Au moins, je vais être dans mes affaires, confie-t-il. C’est important pour moi d’avoir mon espace, de me sentir indépendant. »

S’il réussit à se trouver un appartement abordable, il devra tout de même se promener de refuge en refuge pour se nourrir et joindre les deux bouts. 

Les femmes sous-représentées

Dans les années 80 et 90, le portrait typique de l’itinérance était celui d’un « homme alcoolique de 45 ans », décrit Céline Bellot. Immigrants,, immigrantes, autochtones, femmes, jeunes et personnes âgées font aujourd’hui partie du paysage des rues de Montréal. 

Le manque de représentativité du dénombrement de 2018 pourrait orienter de façon inégale le financement des ressources entre les hommes et les femmes, s’inquiète Mme Lemieux. « Lors du dénombrement, les hommes sont ressortis du lot puisqu’ils font partie du type d’itinérance qui est le plus visible », indique l’organisatrice communautaire au RAPSIM.

Pour éviter les dangers de la rue, les femmes préfèrent se cacher chez qui veut bien les accueillir, parfois même en échange de faveurs sexuelles, confie Mme Lemieux.

Les ressources offertes pour les femmes ne suivent pas leurs besoins, puisqu’elles sont moins recensées. Il y a présentement une augmentation du nombre de refus dans les refuges pour les femmes puisqu’ils sont encombrés, explique la sociologue en itinérance Céline Bellot.

L’aide du gouvernement  

« Tout le monde ne travaille pas dans le même sens », s’exclame Mme Bellot. Pour Mesdames Bellot et Lemieux, il ne fait aucun doute que les accoudoirs installés sur les bancs des parcs sont un exemple parmi d’autres d’aménagements hostiles pour empêcher les itinérants et les itinérantes de s’allonger. « Ce n’est pas une façon de gérer l’enjeu de l’itinérance, d’autant plus qu’ils ont le droit d’occuper un lieu public » s’indigne Nadia Lemieux.

Selon Mme Lemieux, il est clair qu’il y a un manque de financement à tous les niveaux. « [Le RAPSIM] demande aux différents paliers gouvernementaux de financer davantage les programmes sociaux et d’augmenter le chèque de l’aide sociale », dit-elle. Pour financer ces logements, l’argent doit venir des gouvernements fédéral et provincial, selon elle.

L’objectif de la politique Vers un chez soi, lancé en avril 2019 par le gouvernement Trudeau, est de réduire de moitié l’itinérance chronique au pays d’ici 2028 et ce, à l’aide d’un financement de 2,2 milliards de dollars sur 10 ans. 

« Malgré le plan d’intervention en itinérance, il y a eu très peu d’investissement pour accroître les services », soutient Mme Bellot, avant d’ajouter que d’investir dans la prévention serait « une étape fondamentale » de la diminution de l’itinérance.

Cet article devait paraître dans l’édition papier du printemps 2020 qui a été annulée en raison de la COVID-19. 

Crédit photo Jonathan Kho | Unsplash

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