Les oreilles dressées de plaisir

Entretien avec Heather Kelly, conceptrice du jeu vidéo Lapis

Photo Jean-François Hamelin - Heather Kelly voulait savoir comment c'était de faire l'amour sur une autre planète. C'est de cette réflexion qu'est né le concept de Lapis, un jeu vidéo co voulant aider les femmes à atteindre l'orgasme.

 

La conceptrice de jeu vidéo Heather Kelly veut aider toutes les femmes à atteindre l’orgasme. Son arme secrète? Un mignon lapin bleu nommé Lapis. Rencontre avec une femme audacieuse qui souhaite transporter la console sous les couvertures.

Vous êtes couchée sur un soyeux tapis de gazon tandis qu’une main inconnue caresse lascivement votre peau. Le plaisir est tel que les quelques nuages qui traînent dans le ciel azuré prennent des formes féeriques. Soudain, les doigts redoublent de dextérité, la chaleur se répand dans votre bas-ventre et vous atteignez le septième ciel. Ce fantasme pourrait bientôt devenir réalité grâce au jeu vidéo Lapis, qui simule de façon abstraite les étapes menant à l’orgasme féminin.

«Je me suis toujours demandé ce que faire l’amour pouvait avoir l’air sur une autre planète», raconte Heather Kelly. C’est d’ailleurs la première idée qui lui est passée par la tête lorsqu’elle a accepté de participer au défi lancé par le Sommet international du jeu de Montréal, en 2005. C’est ainsi qu’a débuté la création de son audacieux concept Lapis.

Pour remporter la partie, le joueur doit se servir d’un écran digital pour cajoler un charmant lapin bleu, le personnage principal du jeu Lapis. Si on lui prodigue les bonnes caresses, Lapis s’élèvera dans les airs pour atteindre un monde merveilleux. «Il y a différentes façons d’interagir avec Lapis. On peut le toucher, mais aussi lui parler, chanter, souffler dans sa fourrure. Selon la manière dont on touchera le lapin, il réagira et accumulera de l’énergie magique», explique la conceptrice. À mesure qu’il progresse dans son ascension, le joueur doit varier les gestes à poser pour continuer l’envolée féerique de l’animal bleu.

Selon elle, l’analogie entre la montée féérique de Lapis et l’orgasme féminin est tout à fait appropriée. «Il faut toucher Lapis d’une certaine façon jusqu’à ce qu’il s’envole. Puis, il faut changer de zone et trouver une nouvelle manière de l’exciter. Il faut comprendre comment ça marche au fur et à mesure, comme dans la réalité.» Au fil de son élévation, Lapis voit défiler devant lui théières, bananes, petits gâteaux et talons hauts, des objets souvent visualisés par les femmes lors de l’acte sexuel soutient Heather Kelly, qui a choisi ces images après un sondage informel auprès de plusieurs amies. La conceptrice, qui a aussi participé à l’élaboration de jeux tels que Splinter Cell et Thief, voit un parallèle intéressant entre sexe et jeu vidéo. «La courbe du plaisir sexuel ressemble beaucoup à celle d’un jeu vidéo avec des montées et des plateaux et un but ultime: atteindre l’orgasme.»

Pour la conceptrice, l’usage d’un écran tactile est essentiel pour jouer à Lapis. D’ailleurs, le concept a été pensé et adapté en fonction de la console de jeu Nintendo DS. «C’est une plateforme très populaire auprès des jeunes femmes. L’écran permet un contact direct avec le jeu. De plus, il est abordable. C’est une console portative et plus intime. On peut l’amener partout, même dans son lit!» rigole la timide rouquine.

La conceptrice dit avoir créé Lapis dans le but d’apprendre aux jeunes femmes comment se faire plaisir et pour améliorer le sexe dans le monde. Confortablement installée dans son appartement du quartier Parc-Extension, cette Montréalaise d’adoption explique pourquoi elle a choisi le sujet osé de la jouissance féminine. «Plusieurs recherches démontrent qu’un certain nombre de femmes n’ont jamais atteint l’orgasme. Je voulais amorcer un dialogue sur la sexualité féminine.» Toutefois, elle a préféré jouer sur la subtilité plutôt que sur les clichés grossiers. «Je ne voulais pas créer un jeu graphique et pornographique. J’ai voulu le rendre attirant pour les femmes. Je me suis donc inspirée de plusieurs jeux avec des personnages mignons et des univers de rêve qui visent un public féminin.»

Le marché des jeux vidéo pour femmes est très peu développé par rapport à celui, presque omniprésent, qui s’adresse aux hommes, croit-elle. «Les garçons qui jouent veulent sentir qu’ils sont les meilleurs. On stimule donc leur esprit de compétition. Les filles sont complètement différentes, elles ont un grand besoin de socialiser. On comprend bien comment les garçons interagissent avec les ordinateurs, mais on ne sait rien du comportement des femmes devant la machine.»


Longue vie au lapin

La trentenaire décrit son parcours comme marginal. Contrairement aux geeks omniprésents dans le milieu des jeux électroniques, elle n’a jamais été une passionnée de jeux vidéo. Sa résolution 2009 est d’ailleurs d’apprendre l’encodage informatique, aptitude qu’elle ne maîtrise pas encore complètement.
Cette ancienne universitaire du Texas poursuivait une maîtrise sur le féminisme et l’industrie du divertissement lorsqu’elle a été recrutée par une entreprise à la recherche de concepteurs de jeux vidéo s’adressant aux adolescentes. Puis, en 2004, la division montréalaise de la firme Ubisoft l’a engagée. En décembre de la même année est venu le concept Lapis, un projet personnel élaboré en quelques semaines pour relever le défi du Sommet international du jeu de Montréal.

Quatre ans plus tard, Heather Kelly s’étonne toujours de voir l’intérêt intarissable porté à Lapis. «Pour l’instant, ce n’est toujours qu’un concept, mais l’idée est tellement puissante qu’on n’a même pas besoin de jouer à Lapis pour en parler», explique la Montréalaise d’adoption. Une idée forte mais encore taboue parmi les compagnies de jeux vidéo. «S’il y a n’importe quoi de sexuel dans un jeu, il est banni partout et reçoit de la très mauvaise publicité. Personne ne veut toucher mon concept, même avec une perche de dix mètres», affirme-t-elle en souriant. Les marchés américains et européens sont très sainte-nitouche en ce qui a trait aux allusions sexuelles, surtout lorsqu’on les compare au Japon. Le concept d’Heather Kelly avait d’ailleurs fait sourciller les hauts responsables d’Ubisoft aux États-Unis. «Lorsque je travaillais comme conceptrice pour eux, mon cerveau et toutes mes idées leur appartenaient. Qu’ils le veuillent ou non, ils ont été associés à mon projet.» La conceptrice a quitté la compagnie en 2006 pour créer, avec l’équipe derrière Lapis, le collectif Kokoromi. Le groupe de quatre concepteurs montréalais se voue à la promotion des jeux vidéo expérimentaux.

À savoir si le concept pourrait avoir un impact réel sur la sexualité des joueuses, Heather Kelly demeure pensive. «Je l’espère. À quel point Lapis peut se comparer à l’anatomie de chaque femme? Peut-on véhiculer un tel contenu sexuel à travers le jeu?»

Le sourire de la rouquine s’élargit lorsqu’on la questionne sur l’avenir de Lapis le lapin. «J’envisage plusieurs belles occasions dans le futur de Lapis. Il pourrait par exemple être approprié pour un Iphone Un téléphone est un appareil très personnel.» Ce n’est que le début des aguichantes aventures du mignon lapin, promet sa créatrice.

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