Inaccessible au public, un projet collectif coloré d’art de rue vit en plein cœur du centre-ville de Montréal. Portrait d’une œuvre démesurée et criante, mais aussi invisible.
Dans une ruelle en plein cœur du centre-ville de Montréal, un nouveau projet de murale a vu le jour. Initié par l’artiste Keith, membre du groupe d’art de rue Turtle Caps, l’oeuvre La Cabane à sucre prend place dans la cour commune de résidences privées et n’est pas accessible au public. Ces artistes font de l’art au nom de l’art.
Loin d’être un chalet en bois rond, La Cabane à sucre est un espace de création à ciel ouvert. Sur quatre murs entourant une cour intérieure à trois étages, les couleurs éclatantes et éclectiques se fusionnent pour créer un tout spectaculaire. Un éventail varié d’artistes, allant des graffitis à la peinture et au marqueur permanent, a pris possession des lieux pour créer un œuvre qui exploite le talent brut de créateurs montréalais.
Adjacente à des résidences privées, la création se devait d’être inaccessible au public. «En théorie, nous voulions garder le projet complètement secret, mais lorsque j’ai vu le résultat final, il m’était impossible de ne pas le partager. C’est pourquoi j’ai permis la visite à quelques médias», raconte Keith. Leur action est illégale et le propriétaire des lieux n’est toujours pas au courant. «J’espère qu’un peu de peinture ne les dérangera pas», dit-il, sourire en coin.
Les sanctions pour l’art de rue peuvent être sévères. Sans l’autorisation du propriétaire de la structure ou de l’édifice où il est réalisé, un graffiti peut entraîner une amende ou une peine d’emprisonnement. En 2013, la Ville de Montréal a investi 3,5 millions de dollars pour le nettoyage de graffitis sur plusieurs murs, mobiliers et équipements.
L’instigateur du projet ne s’attendait pas à voir son plan prendre autant d’ampleur. «En principe, nous ne devions être qu’une douzaine d’amis à participer. Au final, c’est 42 artistes qui, le temps de douze jours, ont créé cette œuvre incroyable», explique-t-il. D’après Jason Botkin, co-fondateur du collectif de dessinateurs En Masse, cette collaboration est intéressante, parce qu’elle n’est pas seulement celle d’artistes de rue. Le projet réunit peintres, illustrateurs, graffiteurs et photographes. Parfois peu connus, ceux-ci possèdent une certaine renommée dans la communauté d’art de rue de Montréal et même à l’international.
Pour Keith, il est important qu’il n’y ait aucun égo qui entre en jeu. «Je ne voulais prioriser personne. Ils sont au même titre tous mes amis. Mon seul but était de les réunir pour créer quelque chose d’éphémère dans le respect de l’art.» L’organisateur cherche à dénoncer la gentrification de Montréal, ce phénomène où la population plus aisée s’approprie un espace auparavant laissé aux moins nantis. «On est entouré de condos et sous peu, ces vieilles bâtisses laisseront, elles aussi, place à de nouvelles constructions», ajoute Keith.
L’art de rue gagne de plus en plus d’adeptes, mais les artistes peinent encore à se réunir. «Le milieu artistique de Montréal est tellement chaleureux qu’il est inexplicable qu’il y ait autant d’artistes qui ne se côtoient pas», critique l’organisateur de l’activité. Il se désole également de l’élitisme de certaines galeries d’art et trouve injustifié qu’une sélection parfois trop arbitraire soit faite. «Je voulais créer un lieu d’échange et d’expression sans frontières, qui ne tient pas compte de la popularité de chacun», rajoute-il.
L’artiste visuelle et illustratrice MC Baldassari* a aussi contribué au projet. Elle trouve enrichissant de voir une personne comme Keith prendre les choses en mains et organise un tel happening. «Ce genre de projet permet à la scène artistique montréalaise d’avoir une plus grande crédibilité et d’élargir sa créativité. Il y a tellement de personnes qui m’ont écrit pour savoir où était le lieu secret», s’exclame-t-elle. Tyler Rauman, illustrateur, fait aller ses pinceaux. «En tant qu’artiste on est souvent enfermé dans notre petit monde, cet exercice nous a permis de voir le processus créatif de nos compères et de s’inspirer de techniques qui ne sont pas les nôtres», se confie-t-il. En ce qui concerne l’artiste Valérie*, elle est encore sur un nuage. «C’est valorisant de faire partie de quelque chose de communautaire qui est aussi puissant.»
Les artistes questionnés sont unanimes: l’aspect monétaire de la chose n’a jamais effleuré leur esprit. «Cette expérience nous a tous fait prendre un pas en arrière pour réfléchir sur nos raisons de dédier notre vie à notre passion», s’exclame Keith. La ruelle secrète laissera planer son mystère puisque le public ne saura pas de sitôt où elle se situe. Toutefois les images resteront gravées sur la brique, témoins d’artistes dévoués à leur art malgré les lourdes conséquences auxquelles ils pourraient être confrontés.
Crédit photos : Andrea Valeria
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