Cartographe du féminisme

En empruntant le chemin académique, Francine Descarries a ouvert la voie aux études féministes au Québec. Militante intellectuelle, elle lutte sans relâche pour faire progresser l’égalité des genres. 

Le soleil de l’après-midi pénètre par une grande fenêtre dans la salle à manger scrupuleusement rangée de Francine Descarries. Assise à la tête de sa grande table, la dame élégamment vêtue d’une robe noire parle avec une énergie qui ne laisse en rien deviner ses 72 ans. Pionnière des études féministes au Québec, elle a encore de nombreux projets dans sa mire pour faire avancer la cause des femmes.

«Je travaille à faire une ligne du temps de l’histoire des femmes du Québec. Je fais ça en dilettante, ça m’amuse beaucoup», confie-t-elle en riant. Pour Francine Descarries, la vie professionnelle comme les temps libres sont consacrés à la cause féministe. Membre fondatrice de l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM (IREF) et directrice scientifique du Réseau québécois en études féministes (REQEF), cette passionnée a permis aux enjeux entourant l’égalité des genres de se tailler une place dans le monde académique. Son mémoire de maîtrise, L’école rose… Et les cols roses : la reproduction de la division sociale des sexes, paru en 1980, est l’un des premiers livres québécois qui aborde la question du travail des femmes dans la province. En 1978, avec deux autres collègues, elle crée le premier cours sur la condition des femmes qu’elle enseigne à l’Université de Montréal. «On se divisait le salaire d’un chargé de cours. Inutile de le dire, on le faisait vraiment par vocation», se souvient-elle, les yeux brillants.

Sa collaboratrice de longue date, Christine Corbeil, elle-même professeure associée à l’École de travail social de l’UQAM, souligne l’implication de son amie. «Elle est d’une grande générosité, elle ne compte jamais ses heures et bosse la nuit», raconte-t-elle, admirative. En 2011, Francine Descarries reçoit le Prix d’excellence en recherche et création de l’Université du Québec, qui récompense l’ensemble de sa carrière. «Ça me fait plaisir, on reconnaît la pertinence sociale et intellectuelle des études féministes. J’ai travaillé très fort pour ça», affirme-t-elle fièrement.

Sa jeunesse la prédispose à défendre les droits des femmes. À 16 ans, à la mort de son père, les difficultés financières de sa famille la contraignent à interrompre sa scolarité. «J’avais un frère qui était aux études en médecine et c’était tout à fait normal que j’aille travailler comme secrétaire et que mon frère finisse ses études», se rappelle-t-elle. D’abord résignée, elle finit par étouffer dans le rôle de mère et d’épouse réservé à la plupart des femmes du Québec des années 50. «Je me suis bien aperçue, à 25 ans, après la naissance de ma deuxième fille, que je ne pouvais pas vivre uniquement par procuration, dans un environnement où les gens se réalisaient et moi j’avais l’impression de rétrécir au fur et à mesure, explique-t-elle. Retourner aux études, c’était un rejet des limites sociales qui m’étaient imposées par la conjugalité et la maternité.»

Après son DEC, elle enchaîne baccalauréat, maîtrise et doctorat à l’Université de Montréal et est engagée comme professeure de sociologie à l’Université du Québec à Montréal en 1985. Depuis, elle multiplie les collaborations académiques tout en maintenant ses liens avec divers mouvements de femmes. «Son humilité m’a toujours impressionnée, elle n’essaie jamais de tirer la couverture de son bord», témoigne la vice-présidente du collectif Réalisatrices équitables, Marquise Lepage. Les deux acolytes ont travaillé ensemble en 2011 sur une étude décrivant la situation des femmes dans le domaine de la réalisation au Québec.

Renverser le système

Francine Descarries se définit comme féministe radicale. «C’est un mot qui a été tellement galvaudé, ça veut dire simplement retourner à la racine des choses, s’empresse-t-elle de préciser. Pour moi, être radicale, ce n’est pas simplement améliorer les conditions de vie des femmes, c’est vouloir renverser le système qui permet la reproduction des inégalités, des oppressions même, entre les femmes et les hommes». Selon la sociologue, la transformation commence au sein du foyer, et va au-delà du simple partage des tâches entre les conjoints. «C’est dans la façon dont les femmes se représentent leur rôle de parent qu’il reste énormément de chemin à faire», insiste-t-elle en gesticulant.

Prise d’assaut par la résurgence de représentations sexistes des femmes dans les publicités, elle s’indigne contre ce qu’elle appelle «le mythe de l’égalité déjà là». «On considère révolu le temps où on devait prendre garde à ne pas objectiver le corps des femmes, où on se demandait si nos pratiques et nos gestes étaient reproducteurs d’inégalité», se désole-t-elle. D’après la contestataire, les filles peuvent interpréter ces représentations comme de la libération ou de la valorisation et renoncer à se battre pour l’équité entre les genres, ce qui constitue une menace des avancées du mouvement féministe, selon Francine Descarries.

À l’âge où ses collègues profitent de la retraite, la lutte pour l’égalité continue pour la militante, convaincue que le changement social prend sa source dans les recherches académiques. En août 2015, elle assurera la direction scientifique du 7e Congrès international des recherches féministes dans la francophonie qui se déroulera à l’UQAM. Rien que d’y penser, elle mesure déjà l’ampleur de la tâche qui l’attend. «L’intérêt, c’est de savoir comment on va faire pour maintenir une réflexion sereine, à la lumière des tensions, des divergences, des différents regards qui se déplient dans les études féministes en ce moment», affirme-t-elle en se prenant la tête, une pointe d’appréhension dans la voix. Jusque-là, communications, conférences et séminaires noircissent son agenda et empiètent sur son temps de lecture et de production. «C’est ce qu’il y a de plus beau dans la fonction d’universitaire, la possibilité de rester en contact avec le changement, avec la jeunesse», dit-elle avec un sourire. Penser le féminisme la gardera jeune encore longtemps, sans doute; comme elle se plaît à dire, «on a 2000 ans d’inconscient collectif à déconstruire».

Photo : Raluca Tomulescu

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