Revendiquer bec et ongles

En prenant rendez-vous chez l’esthéticienne, la seule motivation est souvent l’amélioration de l’apparence. Le manucure de Javiera Ovalle Sazie prouve cependant qu’il est possible d’être socialement engagé tout en étant coquet.

Les ongles colorés de Javiera Ovalle Sazie parlent. Par le biais du manucure, la jeune avant-gardiste tente de faire entendre sa voix en peignant sur les ongles de ses clientes des messages à saveur politique. Cet art mobile transforme ainsi tous ceux qui s’y prêtent en porte-paroles de messages éphémères.

Le projet expérimental, l’anagramanucure, consiste à élaborer des anagrammes autour du thème de la révolution. En interchangeant les lettres peintes sur les ongles, il est possible de former une multitude de termes.

Cette nouvelle discipline voit le jour au cours d’un récent voyage au pays de Castro. C’est en observant la culture cubaine que l’idée de révolutionner le monde en commençant par les ongles est apparue à Javiera Ovalle Sazie. «C’était impressionnant de voir la majorité des femmes porter un manucure et un pédicure. Cela remplace les bijoux pour les femmes qui n’y ont pas accès et leur permet d’exprimer leur féminité», affirme l’artiste.

Elle a tout d’abord testé son projet sur dix Cubaines et le thème de la révolution lui est apparu en raison de la forte résonance du terme dans le pays. «Les Cubains refusaient de parler de la “revolución” avec un “c”, mais acceptaient si je le prononçais avec un “t”, comme on le dit en français», indique la manucuriste révolutionnaire.

La fameuse «revolución» cubaine n’est pas la seule à l’avoir inspirée. En arrivant au Québec il y a quelques années, elle a en effet été abasourdie de constater les impacts de la Révolution tranquille. «Je ne pouvais concevoir qu’une église puisse être l’entrée d’un pavillon d’école comme à l’UQAM, d’une bibliothèque ou encore d’une boîte de nuit», dit-elle. Javiera Ovalle Sazie a cependant eu un faible pour l’idée d’une révolution dans un contexte de paix. Plusieurs dictateurs ont utilisé la force pour révolutionner, mais l’artiste, elle, utilise la beauté pour s’exprimer. «Il y a eu évolution dans la révolution», s’enthousiasme la dynamique latina. Il est important pour la femme engagée d’avoir envie de changer les choses et d’amener les autres à faire de même.

La main est au cœur de la réflexion de l’artiste. «La révolution s’est faite avec la main. Elle est un objet de désir, conclut des ententes et joue un rôle très important dans la plupart de nos actions. Quand tu donnes ta main, tu t’abandonnes à la personne», explique-t-elle. Émerveillée devant ce type de contact, la jeune Chilienne a eu envie, à son retour au Québec, de recréer la proximité et les échanges stimulants des séances de manucure cubaines. Elle a donc installé son kiosque dans un endroit public pour donner libre cours à son imagination. Elle a peint les ongles de 35 personnes, dont huit hommes, en quatre jours d’expérimentation avec le centre d’artistes Dare-Dare. Un exploit, selon le coordinateur des projets spéciaux du centre, Martin Dufresne, qui a travaillé avec elle. «C’est beaucoup puisque la roulotte de Dare-Dare ne se situe pas dans un endroit très passant. Les gens se déplaçaient spécifiquement pour voir l’artiste à l’œuvre.»

Manifester par la beauté
Le projet de Javiera Ovalle Sazie se veut une extension du domaine de l’art. «Alors que certains se questionnent encore sur le côté utilitaire de cette discipline, l’anagramanucure représente une expression créative dans un milieu pratique, au même titre que l’art culinaire, dit-elle. Ça répond au besoin essentiel typiquement occidental de se faire beau.» Maude Lafrance, directrice de l’École internationale compétence beauté, confirme que l’esthétique est un art à certains égards. «Il y a une recherche et une démarche artistique et créative dans pas mal tout ce que les experts de la beauté entreprennent», croit-elle.

Avec l’art contemporain, un engouement pour les nouveaux médiums inusités est apparu. Le corps humain a notamment été utilisé à de multiples reprises comme matériel de base. «L’ongle est toutefois un nouveau support étonnant», juge Patrice Loubier, professeur au département d’histoire de l’art qui a expérimenté le projet de Javiera Ovalle Sazie. Il s’est d’ailleurs servi de son manucure pour aborder la récurrence du caractère mobile dans l’art contemporain dans ses cours.

Javiera Ovalle Sazie compte répéter l’expérience en s’associant à une galerie et publier un livre documentant tous ses projets et préoccupations politiques. En attendant, elle cumule trois emplois et traîne sa petite collection de vernis en espérant pouvoir révolutionner le monde avec le bout des doigts.

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L’obsession des ongles
Les soins esthétiques sont devenus tellement importants que des compétitions d’esthétisme se déroulent aux quatre coins du globe. Par exemple, les nailsympiques, concours multidisciplinaire d’embellissement des ongles, ont été mis sur pied par la Société des Jeux olympiques de Londres. L’esthétique serait-elle en voie de devenir une discipline olympique ?

Photo courtoisie: Javiera Ovalle Sazie

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