La nourriture de la table à la scène

Mise sur scène, la nourriture devient un outil pour évoquer les sens. Depuis des années, les artistes emploient les aliments à différentes fins artistiques. Que ce soit pour sa matérialité ou ses significations variées, la nourriture agit en symbole dans l’art de la scène.

Mélanie Boucher, autrice du livre La nourriture en art performatif, soulève que les aliments sont rattachés à une forme de matérialité. Une fois placés dans un cadre de création artistique, les liquides sont souvent utilisés pour leur caractère « insaisissable », en plus de référer aux fluides corporels.

L’art vivant sort les aliments de leur assiette. « Tout devient symbole », affirme Mélanie Demers, artiste pluridisciplinaire, qui a déjà travaillé avec la nourriture en création. « Ce n’est pas la même chose de faire manger une pomme à une femme ou à un homme que de faire manger une banane à une personne noire ou à une personne blanche », ajoute-t-elle. La portée de la connotation d’un aliment est alors une partie intégrante des choix artistiques. Elle motive parfois l’utilisation d’un aliment dans la création, avec comme objectif de conserver sa symbolique ou de la détourner.

Attabler pour expérimenter

La nourriture ramène le spectateur ou la spectatrice à sa condition, selon Mme Demers, puisque « l’humain est une nature morte ». Par cette affirmation, elle met en parallèle l’évolution d’un aliment à celle de l’humain. « Un spectacle, c’est de se regarder dépérir ensemble, c’est de prendre un peu de temps pour voir comment le temps nous traverse et éventuellement nous amène à notre finitude, à notre fin, à notre mort, à notre putréfaction », analyse l’artiste.

« La performance et la nourriture partagent cette [notion de temporalité] », remarque également l’artiste Annie Maheux, qui crée des œuvres qui s’inscrivent dans le mouvement Eat Art depuis une dizaine d’années. Ce courant artistique, apparu en 1960, place la nourriture au cœur de la création. Animée par l’art qui valorise les relations entre la scène et le public, Mme Maheux trouve que la nourriture est un élément simple et viscéral. C’est aussi une composante parfaite pour mettre en œuvre les rapports humains et explorer son sens artistique.

L’autrice Mélanie Boucher estime d’ailleurs que l’apport de nourriture dans une œuvre sert à « aborder des enjeux relatifs à soi, dans son être pensant et charnel. [On s’en sert également] pour traiter des enjeux portant sur la relation du soi et de l’autre. » Au théâtre, la scène du repas est souvent utilisée comme prétexte pour dévoiler les dynamiques familiales et interpersonnelles, par exemple.

Les sens au menu

« On dirait qu’à la présence de nourriture, les sens du spectateur sont déjà plus aux aguets. Il y a comme une tension dans le corps à l’idée de peut-être consommer de la nourriture ou de la voir inconsommable », ajoute Annie Maheux. Pour elle, ce sont des caractéristiques qui se rapportent à l’essence de l’art, soit une façon de provoquer des sensations, une attirance ou une répulsion.

« Ce que je préfère, c’est mettre le matériel de l’avant et le partager pour que chacun ait sa propre expérience », explique Mme Maheux. L’artiste montréalaise se sert, entre autres, du « charisme de la nourriture » pour intriguer, recevoir et faire participer des personnes qui sont peut-être nouvelles en art.

Ainsi, un public novice peut se sentir plus accueilli lorsqu’on lui partage une scène où la nourriture est mise de l’avant. Cette connotation chaleureuse attribuée à un repas en collectivité inspire la confiance et permet aux spectateurs et aux spectatrices d’approcher cet art avec un esprit ouvert.

Ce procédé artistique est en effet répandu. « De nombreux artistes utilisent de la nourriture pour établir des relations concrètes et idéelles entre les visiteurs participants et leurs projets », souligne Mélanie Boucher.

Dans sa pièce Eat Art in the Klondike présentée au Bass Canyon Festival, Annie Maheux s’inspire du passé pour offrir une expérience empreinte d’histoire. Les participant(e)s ayant dessiné sur des étiquettes de boîtes de conserve ont créé une œuvre collective qui fait un clin d’œil à l’alimentation de l’époque et aux origines du territoire.

L’art en plat principal

La symbolique de la nourriture peut varier selon la compréhension de son histoire et de son interprétation. Nombreux sont les éléments culturels qui modèlent la relation avec l’alimentation : les rapports quotidiens avec la nourriture, les troubles alimentaires, l’image corporelle, les goûts personnels, etc.

Ce médium sensoriel ramène aussi à l’identité par l’odeur, l’approche et les rites qui y sont associés. « Les Québécois sont habitués à jouer avec de la bouffe. […] Des fois c’est le fun d’aller dans des sociétés plus traditionnelles, moins gourmandes, pour les surprendre davantage », remarque Mme Maheux, qui a fait voyager ses œuvres aux quatre coins du monde. Mélanie Demers met aussi l’accent sur l’impact que peut avoir l’utilisation de la nourriture en fonction du public devant lequel l’œuvre est présentée.

Fringale écoresponsable

Bien que la surconsommation et le gaspillage soient des préoccupations grandissantes, certains membres de l’auditoire sont touchés par l’utilisation de la nourriture. « J’ai l’impression que ce que l’art vivant révèle, c’est le réel. [La différence, c’est] le fait d’être témoin, de voir des gens ingurgiter et gaspiller. [En art vivant] ça arrive sous nos yeux, alors que dans le cinéma on ne se pose pas la question : “qu’est-ce qui arrive avec le hamburger après?” », exprime Mélanie Demers.

À l’époque où la conscientisation vis-à-vis de la crise climatique prend de l’ampleur, Annie Maheux remarque que la majorité de la population partage des préoccupations écologiques. Cela se fait aussi ressentir à travers le processus et les choix artistiques. « Je pense que la plupart des artistes font une recherche [pour savoir] d’où vient la nourriture des producteurs et, si elle est choisie dans un endroit qui est commercial et qui ne partage pas nécessairement une éthique environnementale, c’est souvent un choix conscient [de leur part] », conclut-elle.

Mention photo Annie Maheux

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