Le réel à l’avant-scène

Érigé à partir de témoignages de personnages véridiques, le théâtre documentaire se donne le rôle de faire saillir les débats sociétaux.

Dans les coulisses, les comédiens piaffent d’impatience à l’idée de fouler les planches. Les murmures des spectateurs envahissent la salle. À l’affiche ce soir, un registre tout autre qu’un classique de Molière ou de Tremblay. Au lever du rideau, l’histoire raconte l’effondrement du viaduc de la Concorde. Les personnages qui entament leurs tirades ne sont pas le fruit de l’imagination de l’auteur, mais bien l’interprétation de véritables personnes.

Sexy béton, qui a été présenté de 2009 à 2011 est une interprétation de la réalité. Ainsi, dans une œuvre comme celle-là, les victimes font figure de héros. «Ce type de théâtre est construit avec des personnages réels et des verbatims de leurs entrevues», explique Annabel Soutar, créatrice et directrice artistique de Porte Parole, une compagnie de théâtre documentaire montréalaise. Ces œuvres théâtrales dépeignent des réalités ou des problématiques sociales propres à leur milieu. Le but visé par les créateurs est d’informer les gens. «On est un peu comme les Michael Moore du théâtre, la propagande en moins», rigole la férue d’art dramatique. La créatrice tente d’allier l’éducation au drame et à l’émotion pour rendre le spectacle dynamique pour le public. Confortablement assis dans leur siège du théâtre Denise-Pelletier, les spectateurs assistent, hébétés, à la mise en scène de la commission Johnson qui a enquêté sur l’effondrement du viaduc.
«Difficile d’élaborer un suspense lorsque les répliques des personnages sont tirées de vrais témoignages», lance Marie-Christine Lesage, professeure à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM. Selon elle, fondre le réel dans la fiction est d’ailleurs le plus grand défi du théâtre documentaire. «Bien que ça ne prétend pas être objectif comme art, il est important de conserver l’essence des propos des intervenants», avertit-elle. Annabelle Soutar ne cache pas la subjectivité de ses choix artistiques. Elle avoue traiter de sujets qui l’interpellent. «C’est quelque chose qui me touchait personnellement, affirme, candide, celle qui a étudié le théâtre à l’Université de Princeton au New Jersey. L’effondrement du viaduc de la Concorde pour moi, c’était symbolique d’un effondrement social.» À l’entracte, les murmures nourris des amateurs de théâtre submergent le vestibule de la salle. Le premier acte n’a laissé personne indifférent.

Pour Annabel Soutar, le théâtre documentaire doit toucher les gens. Elle croit qu’il faut guerroyer l’apathie collective face aux problématiques sociales. «Mes créations, c’est ma façon de me positionner dans la société.» Manon Barbeau réalisatrice de documentaires depuis plus de trente ans, n’éprouve, elle non plus, aucun malaise face à l’attachement des créateurs de théâtre documentaire par rapport à leurs sujets. «C’est de l’art, c’est implicitement subjectif, énonce-t-elle. Mes documentaires le sont également.»

Le rideau tombe, après les applaudissements, l’équipe artistique demeure sur scène pour recueillir les commentaires des spectateurs. Ces derniers sont appelés à jouer un rôle très important dans le théâtre documentaire. Des discussions ont parfois lieu entre le public et l’équipe de création à la fin des représentations. C’est dans cet échange que ce genre puise sa force selon France Rolland, qui a joué dans plusieurs créations de Porte Parole. «Dans Sexy béton, les parents d’une des victimes de l’effondrement du viaduc assistaient à toutes les représentations et s’adressaient au public à la fin», se remémore-t-elle.

Le théâtre documentaire ne prêche cependant pas toujours devant des convertis. Annabel Soutar soutient que plusieurs pièces ont engendré de vives discussions. «Des gens de tous les horizons viennent voir nos pièces, soutient l’artiste québécoise. Certains sont totalement contre notre point de vue et c’est correct comme cela.»

Pour Marie-Christine Lesage, il est difficile d’inscrire le théâtre documentaire dans un mouvement précis. «C’est un art ponctuel qui existe, mais qui n’est pas tout le temps là, précise la professeure. Ça resurgit en lien avec un état du monde.» Elle ajoute que pour le moment Porte Parole occupe un créneau que personne d’autre n’occupe au Québec. «Ils suscitent des questions que personne d’autre n’aborde.» À la fin de la soirée, les comédiens assis dans leurs loges sont béats. À défaut d’avoir conquis tout le monde, ils espèrent avoir fait naître un débat chez plusieurs.

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Aux origines

C’est après la Deuxième Guerre mondiale que la dramaturgie documentaire voit le jour. Un Allemand du nom de Peter Weiss écrit alors la première pièce documentaire, L’instruction, qui met en scène les procès des administrateurs des camps de concentration nazis. Au Québec, il est difficile de cibler la provenance du théâtre documentaire. Erwin Piscator, un metteur en scène allemand, est le premier à avoir apposé le nom de théâtre documentaire à une des ses œuvres lors de la Première Guerre mondiale. À l’époque, l’artiste allemand avait fait le pari audacieux d’introduire des photos et des films de soldats sur scène. Il tentait, en montrant des photos des hommes de guerre dans les tranchées, de représenter le monde réel.

Courtoisie: Vivian Doan (Annabel Soutar)

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