Médecine sélective

Entre les murs d’un blanc immaculé, le personnel hospitalier s’active dans l’espoir que les files se raccourcissent aux urgences. Un problème survient toutefois quand il se heurtent à des patients toxicomanes, parfois turbulents.

Véronique Bourgeois n’a pas touché à l’héroïne depuis huit ans. À 46 ans, son corps garde encore les traces de l’impact de la drogue. Récemment, elle a dû se faire extraire 12 racines de dents qui ont été détruites par l’héroïne, raconte-t-elle, attablée devant un café. «Ils m’ont même enlevé un bout d’os», ajoute-t-elle en dévoilant ses gencives dégarnies. Une heure et quelques advils plus tard, elle était de retour chez elle. De son vécu d’ex-toxicomane, Véronique Bourgeois affirme avoir été souvent victime de discrimination dans le monde médical. Des préjugés qui, la plupart du temps, sont alimentés autant par les professionnels que par les patients.

Les toxicomanes représentent une part non négligeable de la clientèle des urgences du Québec. À l’Hôpital St-Luc de Montréal, ils représentaient 7,4 % de la clientèle en 2009, selon le Centre québécois de lutte aux dépendances. Sujets à plusieurs problèmes de santé provoqués par les narcotiques qu’ils consomment, ils arrivent souvent intoxiqués à l’urgence, compliquant la relation avec les infirmiers. «Un toxicomane qui arrive quand l’urgence est à 200 % de sa capacité et qui “fait le diable“ pour passer en premier, ce n’est pas un client populaire», admet l’infirmier en psychiatrie au Centre hospitalier régional de Joliette, Richard Desrochers.

Qu’ils soient sous l’influence de psychotropes ou non, tous les patients doivent passer par le système de triage. S’ils souffrent d’un trouble physique, ils doivent être hospitalisés à l’hôpital général avant d’être référés à l’aile psychiatrique ou au service de toxicomanie de l’établissement. Lorsqu’ils font «un gros bordel» dans la salle d’attente, comme le mentionne l’infirmier à l’Hôpital général de Montréal Daniel-Martin Leduc, des mesures radicales s’imposent. «Quand le patient représente un cas problème, on lui donne des médicaments pour le calmer. Si ça ne fonctionne pas, en dernier recours, on utilise la contention physique.»

Également ambulancier depuis sept ans dans la région métropolitaine, Daniel-Martin Leduc affirme qu’il a vu à plusieurs reprises des toxicomanes se faire expulser de la salle d’attente.. «À St-Luc, dans le centre-ville, ils reçoivent une quantité phénoménale de patients intoxiqués, mentionne le jeune infirmier. Si un patient est désagréable et qu’il ne représente pas un danger imminent pour lui-même, on le sacre dehors.» Le traitement des patients turbulents dépend toutefois de la philosophie de l’établissement, nuance-t-il.

Désormais travailleuse de rue dans l’arrondissement Hochelaga-Maisonneuve, Véronique Bourgeois remet en doute le jugement des infirmiers au moment de cette sélection. Lors d’une de ses rondes de nuit, elle raconte avoir rencontré un jeune sans-abri qui venait de se faire expulser de l’Hôpital St-Luc. Le teint jaune et très mal en point, il était selon elle à l’article de la mort. «J’ai vu tout de suite qu’il avait l’hépatite C et qu’il était toxicomane. Les gardiens de l’hôpital l’avaient sorti à coups de pieds et à coups de poing. Il n’a même pas eu le temps de se rendre au triage», se souvient-elle.

Méfiance médicale

Les problèmes de santé étant fréquents chez les toxicomanes, ceux-ci doivent souvent recevoir de l’assistance médicale. À l’hôpital de Joliette, Richard Desrochers remarque au quotidien un phénomène de portes tournantes. «Des 2 000 à 3 000 patients que l’on traite chaque année, la majorité revient souvent. Beaucoup n’ont pas d’argent, sont sans abri et espèrent donc se faire hospitaliser.» Les patients souffrant de problèmes de dépendance sont très manipulateurs, explique l’infirmier. Il est parfois difficile de déterminer s’ils sont réellement en détresse ou s’ils espèrent simplement se faire administrer des médicaments quand ils sont en manque. Après plusieurs interventions médicales reliées à sa consommation d’héroïne, Véronique Bourgeois confirme que cette confusion est répandue chez les professionnels de la santé. Elle concède toutefois qu’ils ont parfois raison de se méfier, confirmant que certains toxicomanes abusent du système de santé et des médicaments qu’on leur administre.

Par peur du jugement, ou parce que le système médical les rebute, ils sont nombreux à éviter les salles d’attente et à laisser leur état de santé se dégrader. Quelques centres d’intervention comme le groupe Dopamine leur proposent ainsi des services d’accompagnement dans les hôpitaux et les postes de police. «Certains nous demandent de les accompagner parce qu’ils ont de la difficulté à comprendre le langage médical, d’autres parce qu’ils sont apeurés par le système de santé», explique l’intervenante au centre du jour de Dopamine, Laurianne Provost. Elle estime ces accompagnements autant profitables pour les médecins que pour les toxicomanes. Sa collègue, Dominique Lavallée, ajoute que les préjugés sont souvent réciproques entre les deux parties. «Chez le médecin comme chez le patient, c’est une question de perception.»

Son café terminé, Véronique Bourgeois se sent d’attaque pour son shift de nuit. Désormais en position d’intervenante, elle tente au quotidien de faire le pont entre patients et infirmiers. Si le jargon n’est pas le même dans les couloirs blancs des hôpitaux qu’aux abords des rues, la prévention a son effet.

Photo: Ralf Heay, Flickr

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