Considéré par plusieurs spécialistes de l’histoire de l’art comme un des thèmes marquants de l’histoire occidentale, le nu constitue un genre à lui seul. Rares sont les pratiques qui offrent un reflet aussi limpide de la façon dont sont perçues les femmes dans un espace-temps donné que la représentation du corps féminin lui-même.
« Le corps de la femme en arts a surtout été approprié par des hommes, qui l’ont représenté comme un objet sexuel », note d’emblée la professeure au Département d’histoire de l’art et directrice de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) Thérèse St-Gelais. D’abord idéalisé, le nu classique reproduisait des femmes à la peau lisse, sans poil ni imperfection ; La naissance de Vénus de Sandro Botticelli en est un exemple probant. La transition vers le nu moderne, plus sexualisé, s’est opérée au dernier quart du 19e siècle, « toujours pour satisfaire le male gaze », témoigne Mme St-Gelais au sujet de ce concept théorisé en 1975 qui définit la vision masculine et souvent érotisante de la femme dans plusieurs milieux artistiques.
De concert avec « une deuxième vague féministe qui commençait à s’imposer », le nu féminin a emprunté un tournant décisif dès les années 60, fait connaître la professeure. Lassée du monopole qu’exerçaient jusqu’alors les hommes sur le nu, une grande quantité d’artistes femmes a entrepris de se le réapproprier. Munies de l’art de performance, c’est-à-dire lorsque l’artiste est l’objet de l’oeuvre, elles se sont déshabillées pour incarner le slogan féministe selon lequel « le privé est politique ». Corps violentés, imparfaits, épuisés de la chosification : « la représentation du corps a considérablement changé à partir de ce moment », affirme Mme St-Gelais.
Redéfinir le beau
Le female gaze (regard féminin) demeure une arme puissante dans le milieu artistique pour s’éloigner de l’érotisation, mais aussi pour montrer le corps tel qu’il est vraiment : diversifié. Pour Louise Bonnet, du collectif montréalais de cinq artistes Pastel, cette expression de la variété passe par le tatouage. « Je veux dessiner le corps à ma façon », soutient la tatoueuse, qui jongle notamment avec la pilosité et les formes pour trancher avec les habitudes d’un milieu longtemps accaparé par les hommes.
Ce refus des standards de beauté et de l’intangible idéal, dans le tatouage comme dans les arts visuels, est encore difficile à avaler pour les individus plus conservateurs, rappelle Thérèse St-Gelais. « Certains ne sont pas prêts à voir des corps vieillissants », cite-t-elle en exemple, en faisant allusion à la glorification de la jeunesse par notre société de consommation. « Il y a des personnes qui croient encore que l’art, c’est la représentation du beau, enchaîne la professeure, comme si un film devait toujours bien finir. »
Aux yeux de Louise, cette association entre art et beauté est désuète. « L’art, pour moi, est plutôt politique, dit-elle, car il représente la vision d’une personne dans une époque et un contexte sociopolitique donné. » La vague estivale de dénonciations d’inconduites sexuelles, qui a secoué le milieu du tatouage montréalais, en est un exemple éloquent. Des femmes comme Anne-Sophie Barrette, étudiante en travail social à l’UQAM, ont alors utilisé le médium du tatouage pour donner du pouvoir au corps féminin. « J’ai un tattoo d’une femme avec une main sur la hanche, j’ai une amie qui a une boxeuse, énonce l’étudiante. Faire ressortir cette force, c’est une façon de contraster avec l’art objectifiant d’autrefois. » De laisser entre les mains des femmes, au fond, la tâche d’imager leurs formes comme bon leur semble.
Le corps, bon vendeur
La directrice de l’IREF identifie deux facteurs ayant contribué à l’omniprésence historique du corps féminin en arts visuels. D’une part, le corps « comporte des difficultés à être représenté », indique-t-elle. Jusqu’au 20e siècle, en effet, il était pratique courante d’évaluer le talent d’un ou d’une artiste en fonction de ses nus. D’autre part, peindre un corps était un moyen « stratégique » pour les hommes de poser les yeux sur les femmes et leurs formes, taboues autrefois, explique Mme St-Gelais.
Quoique la reproduction d’un corps féminin à travers une lunette masculine « est plus risquée [que lorsqu’elle est effectuée par une femme] », Thérèse St-Gelais ne doute pas de sa légitimité aujourd’hui. Le sculpteur, peintre et étudiant au certificat en arts visuels à l’UQAM, Daniel Diaz, la rejoint sur ce point. Le trentenaire a toujours été fasciné par la complexité du corps humain. « Quand je regarde un corps de femme, je vois des rondeurs, des textures, sans nécessairement le sexualiser », exprime-t-il.
Pointé du doigt par certains courants féministes comme symbole d’une dynamique de domination patriarcale, le nu renferme bien plus que des courbes et des couleurs.
Illustration : Lila Maitre
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