Le champ multidisciplinaire des études féministes peine à être reconnu comme une science, entre autres parce qu’il démantèle le modèle dépassé auquel le monde de la recherche s’accroche depuis des siècles.
L’attribution du titre de scientifique de l’année à Manon Bergeron, professeure au Département de sexologie de l’UQAM et membre du Réseau québécois en études féministes (RéQEF), en a fait réagir plus d’un et d’une au début du mois de janvier. L’Enquête sexualité, sécurité et interactions en milieu universitaire (ESSIMU), que Mme Bergeron a menée de 2013 à 2017, a vu son caractère scientifique être remis en question, discréditant ainsi le projet.
« La question, c’est : pourquoi écrire des chiffres s’ils sont scientifiquement invalides ? La réponse est simple : ce sont des chiffres rhétoriques. Ils ont pour but de dénoncer. Ils sont artificiellement gonflés pour cette seule et unique fin », écrivait le chroniqueur de La Presse Yves Boisvert dans un texte à ce sujet intitulé Pauvre science. Pourtant, la science a très souvent su contribuer au progrès. Les chiffres devraient pouvoir devenir des outils pour les acteurs et les actrices de changement.
Question épistémologique
C’est une toute autre question qui se poserait, selon la sociologue et cochercheuse de l’équipe ESSIMU Sandrine Ricci. « C’est quoi la science ? Comment fait-on de la science ? Pourquoi fait-on de la science ? demande-t-elle. En études féministes, on est une majorité en sciences humaines, c’est-à-dire en sciences dites molles, en contraste avec les sciences dites dures, qui sont pensées et acquises sur le modèle de la science physique. »
Les études féministes dérangent parce qu’elles malmènent une conception de la science qui appartient à ceux et celles qui ont le privilège de la pratiquer depuis toujours.
« Quand on est en études féministes, on lève le voile sur des rapports de pouvoir œuvrant au coeur même de la production des sciences. On formule des critiques par rapport au financement et à l’accès à des chaires de recherches, par exemple », explique Sandrine Ricci.
Le féminisme est un champ d’études dans lequel plusieurs interviennent sans se donner la peine de reconnaître qu’il existe une expertise. Les chercheuses et les chercheurs dans ce domaine sont au cœur de ces problématiques et apprennent à étudier rigoureusement la construction du genre. « On observe que, pour les gens, ce ne sont que des opinions. Mais nous, on passe notre temps à réfléchir et à conceptualiser ces questions-là », témoigne Sandrine Ricci.
À cela s’ajoute l’effort supplémentaire que les femmes doivent fournir pour éviter la décrédibilisation de leur travail. Les études féministes, menées en majorité par des femmes, ont tendance à être reçues avec orgueil en raison des rapports de genre en place. « C’est comme pour toutes les minorités, on doit toujours en faire plus pour montrer qu’on est à la hauteur », précise Sandrine Ricci.
Recherche et militantisme
Il va sans dire que la production de savoir « engagé » pose un certain défi. En recherche, maintenir une distance avec son sujet reste primordial. Cependant, il est injuste d’accuser les scientifiques féministes de manque d’impartialité, puisque c’est l’affaire de tous les champs d’études. « On est toujours influencé par les rapports de domination qu’on peut exercer et par les situations d’oppression qu’on peut vivre. Ça vient systématiquement teinter notre rapport à la science et ça vient marquer le travail qu’on fait en recherche dans une certaine mesure », indique Sandrine Ricci.
D’autant plus que ceux à qui cette vision profite, les membres du groupe dominant, exercent une résistance dans le but de maintenir leurs privilèges. Il va de soi de remettre en question la pertinence de la neutralité si celle-ci en favorise certains et mène à la perte des autres.
Il faut impérativement arrêter de penser que ce biais est un obstacle à la réalisation de recherches valables. La science, c’est aussi l’identification d’un problème – les inégalités des genres, dans ce cas-ci – et la quête organisée de solutions.
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