En septembre 2021, le Montréal Campus publiait un article étayant les avantages de l’écriture inclusive pour les personnes qui sortent du cadre de la binarité. En tant que vigie de la diversité et de l’inclusion au sein de l’équipe du journal, je ne pouvais que me réjouir d’une telle initiative ; le but était d’informer la communauté étudiante de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) sur les diverses façons d’adapter la langue pour que tout le monde soit représenté.
Au lendemain de la publication, des trolls — personnes qui commentent dans le but de créer la polémique à l’aide de contenus controversés — ont pris d’assaut la section des commentaires de la publication Facebook du journal. L’intolérance était au rendez-vous. Avec des « tellement ridicule, votre affaire » et des « Martine Delvaux, une qui dit des conneries » en passant par « les personnes non-binaires ne sont pas une réalité », force est de constater que l’ouverture d’esprit est encore loin d’être un réflexe acquis pour plusieurs.
Je suis donc allée à la rencontre de la professeure en linguistique de l’UQAM Elizabeth Allyn Smith, qui se spécialise en philosophie du langage, afin qu’elle pose un regard extérieur sur les commentaires qui revenaient le plus souvent. Les personnes qui s’opposent à l’écriture inclusive ont-elles raison de le faire?
« Les personnes qui s’identifient comme non-binaires sont objectivement des femmes et des hommes, elles ne sont pas exclues par les règles actuelles. »
Devant cet argument, Mme Smith est sans équivoque. « Il s’agit de l’interprétation de l’individu qui commente et [qui] ne prend pas en compte la perception des personnes qui ne se reconnaissent pas dans la langue », déclare-t-elle.
L’emploi du mot « objectivement » renvoie à la conception biologique du sexe alors que la non-binarité fait référence à l’expression de genre. La linguiste précise que, d’un point de vue sociologique, ces deux aspects de l’identité sont distincts.
Les personnes non-binaires rejettent les étiquettes de femme ou d’homme, indépendamment de leur sexe assigné à la naissance. Elles sont exclues par les règles de grammaire traditionnelle dans la mesure où il n’existait pas de pronoms neutres pour les désigner jusqu’à tout récemment. Le 19 novembre dernier, le dictionnaire du Petit Robert annonçait l’entrée officielle des pronoms « iel » et « ielle », ainsi que leur pluriel au sein de ses pages. Ces pronoms peuvent être utilisés pour parler d’une personne, quel que soit son genre.
Cette initiative a secoué le monde de la francophonie. Plusieurs dissidents et dissidentes, comme le ministre français de l’Éducation, craignent que l’ajout de ces pronoms rende la langue illisible. Le dictionnaire Larousse s’est également opposé à ce changement. Selon leur lexicologue, Bernard Cerquiglini, l’utilisation des pronoms n’est pas suffisamment répandue dans le langage courant pour justifier son intégration dans le dictionnaire.
Le directeur général du Robert, Charles Bimbenet n’est pas d’accord. « Depuis quelques mois, les documentalistes du Robert ont constaté un usage croissant du mot “iel” », a-t-il répliqué.
« L’écriture inclusive est un péril mortel pour la langue française. C’est l’Académie française qui le dit. Seule l’Académie française est garante du bon usage. »
Mme Smith laisse échapper un long soupir, puis elle enchaîne : « en linguistique, nous remarquons qu’une langue est condamnée à évoluer. On n’a jamais vu une seule langue sur la planète qui n’a pas évolué », affirme-t-elle.
Par ailleurs, il semblerait que la langue était plus épicène à l’époque médiévale. Il y a beaucoup de professions féminines, comme celles des autrices, qui ont été effacées du français aux alentours du 17e siècle, avant d’être réintégrées par l’Office québécois de la langue française en novembre 2019.
Auparavant, il était courant de faire l’accord avec le féminin lorsqu’une majorité de femmes étaient désignées. Puis, Claude Favre de Vaugelas, grammairien français, décide en 1647 que « le genre masculin étant le plus noble, doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble ».
« Il y a beaucoup trop de francophones qui pensent que la langue appartient à l’Académie française, alors que concrètement, elle appartient au peuple », déplore Mme Smith, qui est convaincue que l’usage courant l’emporte toujours sur la règle.
Elle rappelle aussi que l’Académie n’a pas de pouvoir normatif sur la langue, puisque chaque personne est libre de s’exprimer à sa façon. En d’autres mots, la langue peut et doit évoluer grâce aux gens qui l’utilisent. Crois-moi, Dany Laferrière a d’autres choses à faire que de t’enlever des points pour des fautes d’orthographe lorsque tu féminises un courriel invitant tes collègues à une fête de bureau.
« [Les personnes en faveur de l’écriture épicène et inclusive ] sont majoritairement des femmes, des névrosées, toutes sauf féministes! »
Étrangement, l’auteur de ce commentaire semble avoir mis le doigt sur un phénomène bien documenté en sociologie. Si une partie de son argumentaire se révèle fausse (il n’existe aucune étude démontrant que les femmes qui militent pour leurs droits et une reconnaissance dans le langage soient toutes atteintes de névrose), il est vrai que les femmes se trouvent généralement au cœur de la lutte pour l’inclusivité. « D’ailleurs, c’est souvent des femmes, des femmes adolescentes surtout, qui sont les moteurs de changements dans la langue et dans la culture », fait remarquer la professeure en linguistique.
« GROSSE PRIORITÉ! »
Faisons abstraction du ton ironique, voire moqueur, de ce commentaire pour nous interroger sur la pertinence de mener le combat de l’écriture inclusive. « Je pense que le langage affecte nos mentalités et l’inverse est aussi vrai. Ainsi, les changements linguistiques facilitent les changements sociaux », constate la linguiste.
Donc oui, le combat pour l’écriture inclusive représente une priorité. Une priorité pour celles et ceux qui sont épuisé(e)s de voir le masculin l’emporter sur le féminin, pour celles et ceux qui luttent pour la reconnaissance. Une priorité pour celles et ceux qui rêvent d’une société véritablement égalitaire.
Mention photo Manon Touffet | Montréal Campus
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