Au croisement des individualités québécoises et noires, les artistes d’origine afrodescendante proposent une posture singulière, souvent teintée d’engagement social. Alors qu’une diversité de moyens d’expression est exploitée pour réaffirmer leur identité, plusieurs artistes racisé(e)s plaident pour une plus grande visibilité sur la scène culturelle québécoise.
Pour Manuel Mathieu, artiste visuel contemporain haïtien, produire de l’art en tant que personne racisée est un acte intrinsèquement engagé et politique. « Tu n’as pas le choix de parler de ta culture, dans le sens que ça fait partie de qui tu es. Même si tu ne parles pas de ta culture [dans ton art], nécessairement tu parles de ta culture », affirme celui qui est actuellement exposé au Musée des beaux-arts de Montréal dans le cadre de son exposition Survivance.
« Malgré une société qui ne nous laisse pas de place, l’art permet de créer un espace où [les communautés marginalisées] peuvent exister librement », avance à son tour la musicienne et autrice d’origine jamaïcaine et québécoise Stella Adjokê. En tant que membre d’une communauté marginalisée, l’art lui a permis d’accepter pleinement son identité en tant que femme noire et de mettre des mots sur les expériences de racisme dont elle a été victime.
« Quand on regarde les réalités noires, la musique a toujours été un moyen de protestation, d’expression, d’affirmation, mais aussi un moyen de garder un équilibre au niveau de la santé mentale. En plus d’être un outil puissant pour transmettre certains messages, c’est aussi un outil puissant pour transcender des expériences intenses et des blessures », croit-elle.
Raconter son histoire
« L’art est un vecteur important pour réécrire l’histoire et y donner la place aux personnes d’ascendance africaine. […] Ça ouvre les yeux, ça met en lumière des choses qui ont été occultées pendant longtemps, ça provoque des discussions et ça change les mentalités », défend Dominique Fontaine, commissaire et experte-conseil en art contemporain.
Dans l’exposition Nous sommes ici, d’ici : l’art contemporain des Noirs canadiens qu’elle a chapeautée, Mme Fontaine a souhaité montrer qu’il « y a des personnes noires au Canada depuis des siècles. Souvent, on a cette perception qu’ils sont des immigrants fraîchement arrivés. […] Même ici, dans l’histoire québécoise, on retrouve une présence de Noirs esclaves. »
Pour M. Mathieu, l’art constitue également un outil de réappropriation de l’histoire de son pays d’origine : la dictature de Duvalier en Haïti est un thème récurrent dans ses œuvres. « Mon oncle a été tué pendant la dictature et ma mère s’est enfuie avec moi à Puerto Rico », témoigne-t-il. Sa démarche artistique lui a permis de mieux « comprendre l’impact que ça a eu dans [sa] vie. »
Au-delà de sa quête identitaire individuelle, il s’agit aussi pour l’artiste d’un « engagement social » ses œuvres lui permettent de faire un pas vers la guérison d’un « traumatisme historique qui n’a pas été adressé par le peuple haïtien. »
Alimenter des dialogues
« L’art est une forme d’activisme qui peut être utilisée pour sensibiliser. On l’a vu en 2020 avec Georges Floyd. Il y a beaucoup d’art qui a été créé autour de cet événement et ça a engendré des discussions sur le racisme », fait remarquer Niti Marcelle Mueth, artiste visuelle nommée au Gala Dynastie dans la catégorie artiste engagé(e) de l’année.
« L’art, c’est un outil simple et clair. Quand tu regardes de l’art visuel ou n’importe quelle autre discipline, c’est sûr que ça va te faire réfléchir. […] C’est une façon de créer des conversations très inconfortables avec des gens qui n’ont aucune idée de ce qui se passe », croit pour sa part Hanna Che, cofondatrice de l’organisme Never Was Average, produisant des événements culturels et artistiques visant à « créer des dialogues et bâtir des ponts entre diverses communautés ».
Un manque de visibilité
Pour la commissaire d’expositions Dominique Fontaine, il reste encore beaucoup de travail à faire avant que les artistes racisé(e)s soient justement représenté(e)s sur la scène artistique québécoise. « À Montréal, 59% de la population est issue de l’immigration ou est immigrante. Il y a donc un manque flagrant de représentativité au niveau des collections et des expositions , déplore-t-elle. Il y a un rattrapage historique à faire. Pendant longtemps, il y a eu tous ces artistes noirs qui n’ont pas eu le droit à des expositions. »
Stella Adjokê dénonce quant à elle le manque d’accueil envers les artistes racisé(e)s au sein du paysage musical québécois. « C’est dommage pour tout le monde, et pas seulement pour les artistes racisés qui ne brillent pas comme ils le devraient, mais aussi pour notre culture québécoise qui n’embrasse pas tout cet héritage diversifié qui la compose, se désole-t-elle. On en est tous un peu perdants, finalement. »
Dans cette volonté d’être davantage mis(es) de l’avant, il faut toutefois rappeler que les artistes issu(e)s des communautés noires veulent éviter d’être « ghettoïsés en les cantonnant dans une définition trop restrictive », nuance Mme Fontaine.
« J’espère que notre art sera plus représenté dans les galeries et dans les expositions, sans que ce soit toujours sous le thème du racisme. J’aimerais qu’on fasse partie du monde artistique sans se faire mettre nécessairement dans la boîte de “l’art noir” », ajoute Niti Marcelle Mueth.
Mme Adjokê se veut toutefois optimiste quant à l’ouverture grandissante des Québécois et des Québécoises. « Les artistes noirs, d’après moi, on va de plus en plus les entendre au Québec. Parce qu’au fond, c’est vital pour notre existence », conclut-elle.
Illustration de : Édouard Desroches | Montréal Campus
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