Des espaces non mixtes pour assurer la sécurité des groupes militants

Plusieurs groupes militants offrent des espaces non mixtes favorisant la mise en commun d’expériences oppressives tout en permettant aux personnes issues de minorités d’avoir un endroit où la parole leur est réservée. Ce moyen d’organisation est toutefois critiqué pour son repli sur soi et pour l’exclusion de groupes spécifiques.

Les espaces non mixtes sont réservés à des personnes appartenant à un ou à plusieurs groupes sociaux qui sont discriminés et dominés. « Le but de ces espaces est d’être sécuritaire et ouvert pour constituer un lieu de socialisation politique où les dominant(e)s ne sont pas présent(e)s afin d’organiser la résistance et de partager librement des expériences communes d’oppression », explique dans un échange de courriels avec le Montréal Campus la candidate au doctorat en science politique à l’Université de Montréal Elena Waldispuehl.

Popularisés dans les années 1960 par plusieurs mouvements pour les droits civils aux États-Unis, les espaces non mixtes sont des moyens d’organisation politique ayant permis aux personnes opprimées de lutter collectivement contre des rapports de domination.

« Nous pouvons notamment penser aux Black Panthers ou à la SNCC [Student Nonviolent Coordinating Commitee]. Il y a eu ensuite l’émergence et le développement des espaces non mixtes liés aux mouvements féministes radicaux de deuxième vague avec le Black feminism et le matérialisme féministe en France », poursuit Mme Waldispuehl.

Selon elle, ces espaces non mixtes sont « produits par et pour les groupes dominés [pour faire contrepoids aux] groupes dominants, comme les boys club, les groupes suprémacistes blancs ou encore masculinistes ».

Plusieurs motivations peuvent guider les groupes militants à adopter la non-mixité. « Dans le cas des femmes, [on parle] de s’extraire des rapports patriarcaux. Dans le cas de personnes noires ou racisées, des dimensions coloniales ou racistes. L’idée est de délimiter un espace symbolique et physique », avance en entrevue l’auteure du mémoire Du « nous femmes » au « nous féministes » : l’apport des critiques anti-essentialistes à la non-mixité organisationnelle, Stéphanie Mayer.

Repli sur soi ?

Ces types de réunion ne sont  toutefois pas à l’abri des critiques. Selon Mme Mayer, aussi doctorante en science politique, le fait que des femmes se rencontrent dans des espaces non mixtes pour des revendications politiques peut choquer. « Quand les femmes sont entre elles pour parler des hommes, d’hétérosexualité et de plaisir sexuel, c’est correct. Mais que les femmes soient ensemble pour contester l’ordre social, ça, ça pose problème », explique la chercheuse.

« On refuse que les femmes développent une force collective. On aime mieux qu’elles soient isolées les unes des autres, car elles ont toujours été relayées dans des espaces fermés », ajoute-t-elle.

Pour Mathieu Bock-Côté, sociologue et chroniqueur, la non-mixité empêche la discussion et l’écoute de points de vue divergents. « Il me semble qu’on n’accepte plus la délibération aujourd’hui parce qu’on a des brigades de militants fanatisés qui s’imaginent avoir le monopole du juste et du bien et qui sont incapables d’entendre d’autres regards sur la société que le leur », analyse-t-il.

Pour le sociologue, les espaces non mixtes sont refermés sur eux-mêmes. « Je m’inquiète terriblement pour notre société, où chaque groupe, pour s’imperméabiliser contre un discours qui pourrait l’agacer, réclame la possibilité de s’en mettre à l’abri, remarque-t-il. Je m’excuse, mais dans une société libérale, on écoute des discours qui nous dérangent et on apprend à vivre avec ça. »

Des échos à l’UQAM

À l’Université du Québec à Montréal, un atelier communautaire de réparation et d’ajustement de vélos appelé BQAM-e offre des soirées aux personnes ne s’identifiant pas comme hommes-cis. Ce terme désigne les hommes assignés garçons à la naissance et qui s’identifient toujours à ce genre. « Dans les milieux traditionnellement masculins que sont ceux de la mécanique ou du vélo, donner un espace réservé aux personnes non hommes-cis, c’est leur offrir un meilleur accès et une plus grande confiance pour apprendre la mécanique de vélo », souligne Sophie Moise, bénévole à BQAM-e.

La volonté de créer ces soirées non mixtes résulte de plaintes de la part de participants et de participantes qui trouvaient l’atelier peu inclusif et sécuritaire.Ma

« Les participants et les participantes pouvaient se faire prendre les outils des mains par les bénévoles ou sentir qu’elles posaient trop de questions, comme si elles n’étaient pas aptes à apprendre la mécanique. C’était souvent fait envers des personnes non hommes-cis », ajoute-t-elle.

À la Coop Les Récoltes, des ateliers d’écriture humoristique non mixtes ont eu lieu avec le Snowflake Comédie Club, une soirée d’humour se définissant comme « sécuritaire ». « Le but [de ces ateliers] est de donner le goût à d’autres personnes qui ne sont pas vraiment représentées sur la scène d’essayer des soirées open mic », affirme Florie Dumas-Kemp, organisatrice du Snowflake Comédie Club.

Ces ateliers d’écriture humoristique ne sont pas ouverts aux hommes, puisque l’humour est une discipline majoritairement masculine, selon l’organisatrice. « Si tu assistes à des spectacles d’humour au Québec, il y a beaucoup de soirs où ce sont des espaces non mixtes d’hommes. Ils dominent la scène, mais ce n’est pas présenté comme de la non-mixité », observe-t-elle.

Selon Mathieu Bock-Côté, les femmes n’ont pas besoin de ces espaces non mixtes pour accéder à la parole publique. « Je ne pense pas que l’espace humoristique est confisqué par les hommes et que les femmes devraient se constituer sous des ateliers non mixtes pour avoir le droit de parler librement, dit-il. Je pense que ça ne correspond pas à une réalité de la société. »

Pour Elena Waldispuelh, les personnes s’opposant à la non-mixité sont plutôt contrariées par leur perte de privilèges. « Ces personnes prétextent souvent qu’on leur retire un droit et qu’il s’agit d’une forme de discrimination, qu’illes* se disent allié(e)s ou non, précise-t-elle. Ces personnes sont majoritairement issues de groupes sociaux que nous pouvons qualifier de dominants. »

* Ce pronom désigne une personne non binaire. Le Montréal Campus s’est doté d’une politique de féminisation des textes. Pour en apprendre plus sur le sujet, vous pouvez lire l’éditorial à ce sujet paru en février 2019.

photo : LUDOVIC THÉBERGE MONTRÉAL CAMPUS

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *