Une dent contre le lait

Les femmes qui allaitent de longues années durant s’exposent davantage aux préjugés qu’à des risques de santé, que ce soit pour elles ou leur bambin.

À l’ère où l’hypersexualisation dénature la mission première du sein, les tabous et la désinformation l’emportent sur les multiples bienfaits de la tétée. S’il est rare pour les femmes d’allaiter leurs enfants après les premiers mois, il est encore plus exceptionnel de voir une mère le faire en public. Myriam, mère de trois enfants allaités jusqu’à l’âge d’environ six ans, rejette la faute sur la désacralisation du corps de la femme à des fins commerciales. «Nous vivons dans une société où l’hypersexualisation fait en sorte que le sein n’est plus qu’un symbole sexuel, utilisé à des fins de possession par l’homme», déplore-t-elle. Elle soutient que la sexualité marchande nous amène à considérer le sein non plus comme la première source de nutrition de l’enfant, mais comme un objet de désir. «Le malaise est très fort», constate-t-elle.

Cet embarras ressenti par les autres, Myriam en a été victime plus d’une fois. Elle se remémore d’ailleurs un épisode particulièrement désagréable dans une cafétéria, où elle allaitait un de ses fils. «Une jeune femme m’a observée pendant dix minutes, sous tous les angles, pour être bien sûre que j’allaitais. Quand elle a compris, elle m’a demandé de sortir. Elle m’a dit que je devrais avoir honte d’allaiter», raconte-t-elle.

La consultante en lactation de l’International Board Certified Lactation Consultant (IBCLC) et monitrice à la Ligue La Leche, Julie Bouchard est bien consciente des tabous qui entourent l’allaitement prolongé. «Il est dérangeant d’imaginer ou de voir un jeune enfant qui marche et qui parle venir téter au sein de sa mère», croit-elle.
Peu répandu dans la société québécoise, l’allaitement prolongé surprend encore beaucoup de personnes. «Ce n’est qu’une minorité de mères qui continuent d’allaiter leur enfant après douze mois, dénote Julie Bouchard. Je dirais même que la majorité des gens ignorent qu’il est possible d’allaiter un enfant de plus d’un an.»

Professeur au Département de pédiatrie de McGill, le docteur Michael Kramer relève quelques fausses croyances à ce sujet. «[Les gens croient que] ça crée une dépendance psychologique de l’enfant ou que ça déforme les seins de façon permanente», constate-t-il. Myriam raconte aussi avoir été la cible de préjugés. «Mes beaux-parents étaient contre l’allaitement, ils m’ont dit que d’allaiter trop longtemps rendrait mon fils homosexuel», s’insurge-t-elle.

Jusqu’à la dernière goutte

Allaiter des enfants en âge d’entrer à la garderie ou à la maternelle est une pratique peu courante, mais d’après ce qu’en dit la biologie, elle n’a rien d’étonnant. S’il n’est pas influencé par des considérations culturelles, l’âge du sevrage chez le bébé dépasse les deux ans. «Selon Dre Katherine Dettwyler, une anthropologue des États- Unis spécialiste du sujet, l’âge naturel du sevrage chez les humains est entre deux et demi et sept ans, avec la majorité des enfants se sevrant entre trois et quatre ans», cite Julie Bouchard. Le geste est à la fois naturel et sécuritaire. «Il n’y a pas de risques connus à allaiter passé l’âge de deux ans, pourvu que l’on complète avec de la viande, des légumes ou des fruits après six mois», soutient le Dr Michael Kramer.

Plusieurs bienfaits de l’allaitement sont documentés. En 2007, une analyse conjointe du World Cancer Research Fund et de l’American Institute for Cancer Research de 47 études réalisées partout dans le monde a établit que l’allaitement sur 12 mois réduit de 4,3 % le risque de développer un cancer du sein. Il permet au corps d’éliminer les cellules qui ont subi des dommages, soit celles qui peuvent devenir cancéreuses, et cause une baisse des hormones sexuelles qui jouent un rôle dans le développement du cancer du sein. Les risques d’en contracter un s’amoindrissent plus la période de lactation est longue. Le Dr Michael Kramer apporte un bémol à ces bienfaits, soulignant que les effets bénéfiques de l’allaitement prolongé dans des pays comme le Canada n’ont pas été démontrés.

Julie Bouchard soutient tout de même que les avantages de l’allaitement d’un petit bébé sont les mêmes pour un jeune enfant. «Que ce soit du point de vue de la nutrition, du développement cognitif ou psychologique, l’enfant continue à bénéficier du lait de sa mère et du geste de l’allaitement tant et aussi longtemps qu’il dure», assure-t-elle. En plus des aspects biologiques, Myriam insiste sur les bienfaits psychologiques que l’allaitement prodigue à la mère. Elle se sent valorisée par son rôle et l’enfant est apaisé par l’amour maternel transmis par le corps. «Boire au sein donne à l’enfant un sentiment de sécurité, et cela fera de lui un être capable d’attachement émotif», précise-t-elle. Il s’agit, selon elle, d’un moment crucial dans le développement affectif de l’être humain. «Toute notre vie est organisée autour du fait d’aimer et d’être aimé. C’est le but ultime.» Malgré les regards curieux et les répliques cinglantes, Myriam a allaité ses trois enfants et en a tiré le plus grand bien.

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