« Marc-Olivier Tremblay » a trois fois plus de chance de décrocher une entrevue d’embauche que « Mamadou Traoré », selon une étude québécoise menée en 2018. Présentée comme une piste de solution pour contrer la discrimination à l’embauche, l’anonymisation des curriculum vitæ serait en fait une solution insuffisante, selon les spécialistes.
Pour en arriver à cette statistique, Jean-Philippe Beauregard, alors doctorant en sociologie à l’Université Laval, a utilisé une technique assez simple. Il a envoyé des curriculum vitæ fictifs dont seuls les noms diffèrent en réponse à de véritables offres d’emplois pour voir si l’origine ethnique a un impact sur la réponse des employeurs et des employeuses.
De janvier à juillet 2018, il a envoyé plus de 1 500 C. V. à quelque 500 offres d’emploi à Québec et à Lévis dans les secteurs de l’administration et de l’informatique. L’ensemble des candidats et des candidates imaginaires avaient environ 30 ans, n’avaient étudié qu’au Québec et avaient plusieurs années d’expérience de travail pertinentes.
Selon les résultats de l’étude, « Marc-Olivier Tremblay » a eu un taux de réponse favorable de 36 %, soit à peine plus que « Maria Martinez » (35 %), mais plus élevé que son alter ego masculin « Carlos Sanchez » (26 %) et que ses versions arabe et africaine, « Latifa Said » (23 %) et « Amina Dialo » (20 %). « Abdellah Hafid » (17 %) et « Mamadou Traoré » (12 %) ont obtenu les taux de réponse les plus faibles.
Source de discrimination à l’embauche, le nom est au Québec ce que la photo est à la France, croit Stephanie Blandine Emilien, professeure au département d’organisation et ressources humaines à l’École des sciences de la gestion (ESG) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). En effet, insérer une photo sur son C. V. est la norme en France.
Anonymiser les candidatures
Devant la volonté croissante qu’ont les entreprises québécoises d’inclure des personnes issues de la diversité, l’anonymisation des C. V. figure parmi les pistes de solution.
« C’est une approche intéressante, mais il n’y a pas de portrait univoque des expériences liées à l’anonymisation des C. V. », fait remarquer Jean-Philippe Beauregard, qui enseigne désormais la sociologie au Cégep Limoilou en plus d’être consultant pour la firme EDDI, qui offre des services de consultation aux organisations en matière d’équité, de discrimination, de diversité et d’inclusion.
Pour que l’approche soit efficace, il explique que les C. V. doivent être anonymisés après leur réception, par l’entreprise elle-même, et de manière uniforme. Dans les faits, une personne choisissant de déposer un C. V. déjà anonymisé pourrait se nuire, laissant à l’employeur ou à l’employeuse le loisir de croire qu’elle a quelque chose à cacher, selon M. Beauregard.
Les limites d’une pratique
Stratège numérique et fondateur de GLO, une agence de marketing numérique, Jonathan Nicolas a opté pour cette approche. « Ce n’est pas une panacée miracle, tout le monde le dit, cela doit faire partie d’un bouquet de mesures. Mais il faut commencer quelque part », explique-t-il d’emblée.
Après avoir mené ses recherches, l’équipe de GLO a réalisé que les logiciels d’anonymisation existants sont trop dispendieux pour les petites et moyennes entreprises québécoises. Pour y remédier, elle a créé son propre formulaire de recrutement anonyme. « Le processus a été plus ardu que prévu, mais une fois implanté, ce n’est pas un casse-tête à opérer », constate Jonathan Nicolas.
Les questions contenues dans le formulaire font abstraction de tout élément pouvant indiquer les origines des candidats et des candidates. « Elles portaient sur la compréhension et la vision du poste, en évitant d’aborder des informations personnelles telles que les universités fréquentées », ajoute-t-il à titre d’exemple.
Panser une blessure profonde
Se considérant chanceuse de ne pas avoir vécu de discrimination à l’embauche, Letchmie Christélie Jeanty, étudiante au baccalauréat en droit à l’UQAM, se demande si l’anonymisation des C. V. est une bonne solution à long terme. « La personne qui ne te rappelle pas à cause de ton nom de famille ne va pas t’embaucher [si elle te convie à une entrevue]. Dès ton arrivée, elle va se rendre compte que tu es noire, arabe ou [issue] d’une minorité visible », fait-elle valoir.
« L’anonymisation des C. V. ne serait qu’un demi-Tylenol pour une conséquence du problème réel : le racisme systémique », affirme la professeure Stephanie Blandine Emilien. À ses yeux, la solution réside plutôt dans l’éducation. « Il faut agir en amont », précise-t-elle.
Pour faire état de la situation, la professeure a elle-même pris le pouls des participants et des participantes à une formation qu’elle offrait. Elle a volontairement ajouté des noms étrangers au script d’un jeu de rôle portant sur les relations de pouvoir au travail. « J’ai vraiment halluciné, j’ai eu mal de voir la réaction des étudiants. Il y a même une personne qui m’a dit : “Ça n’aurait pas été plus facile si on avait mis Jacques ?” », se souvient-elle.
« J’ai constaté un refus de comprendre qu’en milieu de travail, ça va arriver de devoir faire affaire avec une personne dont le nom a douze lettres et qu’il faut le respecter, qu’on ne peut pas demander à tout le monde de s’appeller Pierre, Paul et Jacques pour faciliter la tâche de la majorité », indique Mme Émilien.
Une offre de cours adaptée
À l’ESG, un nombre croissant de cours abordent la discrimination à l’embauche. Le cours « L’entrevue : outil de gestion », offert par la professeure au Département d’organisation et ressources humaines Pascale Denis en fait partie. Spécialiste des aspects légaux des processus de sélection et de la discrimination en embauche, elle place ses étudiants et ses étudiantes en simulation d’entretien d’embauche.
« L’anonymisation serait peut-être la porte d’entrée de la solution », croit la professeure Pascale Denis. Cependant, elle est d’avis que cette approche ne peut pas être utilisée seule. Il serait plus efficace de la jumeler avec une éducation appropriée quant aux enjeux de discrimination.
« Souvent, les étudiants sont conscients des problèmes liés à la discrimination en embauche, mais ils ont besoin d’outils pour éliminer leurs biais inconscients », explique Mme Denis.
Mention photo Édouard Desroches | Montréal Campus
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