Pratique sexuelle à caractère pornographique ou discipline artistique pour un public averti ? Peu importe la manière dont il est perçu, le shibari ne laisse personne indifférent. Cette activité de ligotage érotique originaire du Japon est désormais prisée dans le monde occidental, où sa pratique prend un sens nouveau.
Alors qu’une Nuit Blanche glaciale teste l’ardeur des visiteurs du festival Montréal en Lumière, une ambiance torride et frénétique règne dans un bâtiment de la rue Ste-Catherine. Ici, une femme de ménage coquine se fait suspendre au plafond; là, deux personnes attachent ensemble leur partenaire dans un ballet harmonieux. Une foule de curieux les observe, plusieurs diffusant le spectacle sur les réseaux sociaux. La Nuit des Cordes bat son plein.
Il est très rare qu’une telle performance grand public prenne place au Japon. Cette démocratisation du shibari demeure un phénomène propre à la culture occidentale. En effet, même si ce fétiche s’avère commun et accepté par la société japonaise, il se déroule dans des lieux cachés et privés à des fins érotiques. « Des dojos et des places publiques comme on en a ici à Montréal, il n’y en a pas [au Japon], » remarque Julien Lacoma, alias Hangknot, un rigger (celui qui attache) et collaborateur pour des films et des séances de photos bondage*. Il va y avoir des clubs [sadomasochistes] privés, qui sont de petits endroits discrets où il faut acheter une carte de membre. Les gens vont là pour jouer sérieusement. Ce n’est pas de la corde “vanille”. »
Pour la plupart des amateurs japonais, le shibari possède un caractère pornographique et est consommé comme tel. Les sex-shops recèlent de vidéos, de livres et de magazines montrant des séances de bondage intenses et érotiques. Ceux qui désirent y assister en personne doivent également y mettre le prix. « Il y a des soirées au Japon où tu payes très cher pour voir une performance de corde, parce que le voyeurisme y est un fétiche très présent. Voir une fille se faire attacher peut être très excitant », explique Sammy Bessette, alias PrometheusV, professeure et copropriétaire du studio Tension, dans St-Henri.
Les riggers et les modèles parviennent ainsi à vivre de leur art. Car si le shibari est d’abord et avant tout une discipline, il ne faut pas oublier qu’il s’agit aussi d’un marché — qui peut d’ailleurs s’avérer très lucratif. Les dominatrices professionnelles en particulier connaissent un grand succès au Japon. La coorganisatrice de la Nuit des Cordes Ebi McKnotty (son pseudonyme) l’a constaté lorsqu’elle s’y est rendue. « Quand les gens disent que seulement les femmes se font attacher au Japon, c’est tout à fait faux, soutient-elle. C’est l’inverse qui est la réalité. Par contre, il est très difficile pour les hommes de se faire attacher sans payer. »
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Quand l’Occident s’en mêle
Depuis quelques années, le fétiche de la corde a traversé les barrières géographiques et a déferlé en Occident. « En France, c’est rendu super populaire ! À Montréal, depuis quelques mois, on commence à en parler dans les médias », note Sammy. Cependant, la réalité et la culture y étant très différentes, la tendance se distingue de son pendant japonais.
Tous n’approuvent pas cette appropriation occidentale. Les tenants de cette critique estiment que les communautés européenne et nord-américaine, en récupérant la pratique du shibari, lui ont imposé une édulcoration qui l’éloigne du contexte sexuel dans lequel il s’inscrit généralement. L’influence des réseaux sociaux et les risques de censure, voire de bannissement, auxquels les artistes s’exposent en ont amené plus d’un à publier du contenu plus conservateur. « Nous, on a commencé à publier sur Facebook des photos. Les gens, pour ne pas se faire censurer, ont commencé à arrêter de dénuder les filles dans les cordes » avance Julien Lacoma.
Selon lui, on assiste actuellement à l’émergence d’une mode du shibari comme performance artistique, ce qu’il ne voit pas d’un bon œil. « On va essayer de rendre ça plus acceptable, de montrer la corde comme méditative ou yoga, pour que ça puisse passer un peu partout, confie-t-il. On transforme quelque chose qui, à l’origine, est honteux, sadomasochiste et très sexuel en quelque chose de très artistique. Je trouve que ça enlève l’essence de la pratique. »
À Montréal, les statistiques entourant le phénomène shibari semblent indiquer un intérêt qui ne s’essouffle pas. Alors que la première édition de la Nuit des Cordes en 2014 annonçait 40 performeurs et 1200 visiteurs, celle de 2016 affichait 80 artistes et près de 2500 spectateurs, souligne Sammy Bessette. Pour Ebi McKnotty, « la ville de Montréal est particulièrement ouverte d’esprit. Ailleurs, ce n’est pas pareil. MBE [ndlr : l’homologue torontois de la Nuit des Cordes] n’a jamais réussi à être au programme de la Nuit Blanche à Toronto. » Même son de cloche chez Sammy, qui considère Montréal comme une ville « vivante et kinky » où le shibari peut s’exprimer en toute liberté, éclairant les zones d’ombre et dénouant les tabous et les préjugés.
* Bondage: selon le Petit Robert, ce terme désigne une «pratique sexuelle sadomasochiste dans laquelle un des partenaires est attaché».
Photos: MARTIN OUELLET MONTRÉAL CAMPUS
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