Le meilleur resto chinois de Berlin

MONTRÉAL CAMPUS EN NOUVELLE-ANGLETERRE

MONTRÉAL CAMPUS AUX ÉTATS-UNIS | Alors que les primaires républicaines braquent les yeux du monde sur le New Hampshire, notre journaliste-aventurier Thomas Emmanuel Côté nous en fait découvrir un aspect souvent oublié : son caractère francophone.

Berlin, New Hampshire

« Ça, c’est notre section combinaison et ici, nos pu-pu platters », me dit, en anglais, la serveuse du restaurant Ming House, en retournant frénétiquement les pages d’un menu plastifié qu’elle vient me remettre. « Dans la section combinaison, tu peux aussi remplacer le riz frit par du lo mein, c’est gratuit », ajoute-t-elle.

Ça tombe bien, je préfère le lo mein.

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Je dois l’avouer ; je ne m’attends pas à grand-chose du Ming House. Explications.

On est à Berlin, dans le nord du New Hampshire. Coin Hillside et 1ère Avenue ; à toute fin pratique, dans le stationnement d’un aréna.

Bâtie autour de l’Androscoggin, la ville a été un haut lieu de l’expérience franco-américaine pendant près d’un siècle et abritait une des plus importantes papeteries du monde. Aujourd’hui, 9 000 personnes y habitent et il ne se passe honnêtement plus grand-chose. Autrement dit : mon genre de destination.

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Me voilà donc dans une salle qui marie maladroitement le jaune, le beige et le blanc cassé, où les napperons expliquent les animaux du zodiaque chinois avec cette fameuse police de caractères stéréotypique des restos asiatiques. Vous voyez le genre. L’endroit est divisé en deux par un demi-mur ; j’entends d’ailleurs au fond de la pièce le claquement de boules de billard. C’est « la section bar », m’explique la serveuse. Il paraît qu’on y fait du karaoké le jeudi soir.

Je prends donc quelque temps pour faire un choix en repassant tout le charnu menu plusieurs fois, toujours sceptique de la qualité de la bouffe qui me sera servie, mais avec la ferme intention de remplacer mon riz frit par du lo mein.

« So, what’s it gonna be ? », me demande éventuellement la serveuse, une blonde très amicale aux dents un peu croches, que j’estime être dans la soixantaine.

Dans un anglais plutôt longueuillois, je lui dis que j’aimerais choisir la combinaison côtes levées-porc-bœuf teriyaki, avec le lo mein, bien sûr. En entendant mon accent, elle me demande d’où je viens et je lui explique que j’arrive de l’autre côté de la frontière.

« Je parle un peu français », me lance-t-elle dans cette même langue, tout sourire. C’est donc vrai ; il y a bel et bien des francophones ici.

Après cette révélation inattendue, on jase un peu et je finis par lui demander si elle aussi possède un nom de famille à consonance canadienne française, comme tant de gens dans la région. 

« Mon nom complet, c’est Pauline Thérèse Coulombe », me dit-elle, en français, avec fierté et en roulant le r.

Plus canadien français que ça, tu meurs.

Née à Berlin, elle est cependant de la première génération de descendants de Canadiens français qui ont grandi en anglais ici, d’où le contraste entre la langue de son nom et celle de son quotidien. Son histoire, elle la partage avec des milliers de personnes.

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 « I wish I spoke better French », m’avoue-t-elle d’emblée. C’est difficile de lui en vouloir ; ici, le niveau de maîtrise du français est intimement lié à l’âge. Ceux qui avaient des parents ou des grands-parents canadiens français sont les plus enclins à être capables de « me jaser ». Il n’est d’ailleurs pas rare de tomber sur quelqu’un de la génération silencieuse qui a été élevé en français et qui baragouine l’anglais comme le ferait Jean Chrétien par exemple.

Cette évolution, Pauline m’en donne un bel exemple. « Ma nièce travaille dans une maison pour aînés et elle leur chante souvent des chansons traditionnelles en français. Ils adorent ça. »

Quant à eux, les baby-boomers peuvent, pour la plupart, comprendre ne serait-ce que l’esprit général d’une conversation en français ; quelques-uns le parlent même encore. Mais c’est là que la cassure s’est faite. Ils ne le parlaient pas assez pour l’enseigner à leurs enfants, ce qu’ils n’ont donc pas fait.

Quand on fait le calcul, on se rend compte que dans bien des cas, des grands-parents et leurs petits-enfants n’ont pas la même langue maternelle, malgré le fait qu’aucun d’eux n’ait changé de ville.

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Si les premiers francophones de Berlin sont arrivés au milieu du XIXe siècle, pendant la Grande saignée, ils y sont restés pendant des décennies, jusqu’à aujourd’hui, malgré leur poids démographique en baisse. Aux côtés des Norvégiens, des Allemands et des Juifs, les Canadiens français ont bâti Berlin.

Ça paraît d’ailleurs lorsqu’on se promène un peu dans la ville. Gendron, Blais, Trudel, Turcotte, Mercier et Beaudoin sont tous des noms de rues ici. Blanchette est le garage du village. Pour le matériel électrique, c’est chez Vaillancourt. 

Signe de l’influence canadienne française, on voit même passer à l’occasion des logos de la Sainte-Flanelle, alors même qu’on est en plein dans le « Bruins Country ». Le surnom de la ville a aussi longtemps été Hockeytown USA : inutile de se demander pourquoi.

Il ne manque aujourd’hui qu’une chose dans cette ville qu’on veut francophone : la langue française.

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Pauline m’amène donc ma super assiette, en me suggérant de combiner la moutarde forte et une autre sauce dont je n’ai jamais vraiment saisi le nom, ce que je fais (au final, j’ai vraiment mis trop de moutarde dans le mix et elle me montait littéralement au nez).

Puis on continue à jaser un peu, puisque je suis le seul client du restaurant. Désireux d’étirer cette conversation amicale qui ponctue mon périple, je lui demande si elle chante en français, elle aussi.

« No, I don’t. Trust me: it’s better for everyone’s ears ! », dit-elle, en riant vigoureusement.

Elle me parle cependant, de son propre chef, de la chanson Gros Jambon, (« which means big ham », me précise-t-elle) et pousse d’ailleurs la chansonnette dans le restaurant vide, chantant avec le bon contour mélodique les trois « gros jambon » descendants du refrain.

Certes, quand on le compare à des chansons comme Le répondeur, Quand les hommes vivront d’amour, Tu m’aimes-tu ou Les étoiles filantes (merci Karl !), ce classique du folklore québécois popularisé par Réal Giguère n’apparaît pas comme le nec plus ultra de ce qui se fait chez nous.

Mais de voir que Gros Jambon ait pu traverser la frontière et de l’entendre fredonnée chez nos voisins du Sud était une belle surprise, qui se prend bien.

C’est aussi révélateur de l’histoire de la présence canadienne française de l’autre côté de la frontière. Dans un Québec pré-Révolution tranquille, essentiellement un coin du tiers monde, les gens quittaient la vallée du Saint-Laurent pour des endroits où c’était possible de vivre de manière décente. On est donc devenus draveurs et bûcherons aux États-Unis, le genre d’emplois manuels et dangereux décrits dans la chanson ; on n’a que troqué « les mines du Grand Nord » pour les rives de l’Androscoggin.

Le bâtiment du Ming House nous raconte aussi un peu l’histoire du coin, qui est par la bande un peu la nôtre. 

« À l’époque, c’était une femme nommée Julie qui gérait le bâtiment. Au premier étage, c’était un genre de bar, le comptoir était dans le coin de la pièce. Et au deuxième, il ne faut pas le dire trop fort, mais c’était un bordel ! » 

Le lieu était aussi « particulièrement prisé » des bûcherons et des draveurs canadiens français, il paraîtrait…

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En marchant dans la ville, on remarque que le fait français s’est bien amaigri avec les années, au même rythme que Berlin rapetissait et que sa vitalité économique diminuait. 

Les francophones sont arrivés à Berlin pour la job. La job a presque disparu, les francophones aussi. Leurs histoires sont corrélées et l’allégorie s’écrit toute seule.

On le constate d’ailleurs sur ce gigantesque affichage publicitaire du courtier immobilier Jerry Hamanne, qui proclame : « Je parle francaise ». 

Si on dit de Berlin qu’il y existe encore une « importante » communauté francophone, il faut lire entre les lignes qu’on parle ici de l’aspect folklorique de la langue. Berlin est en voie de devenir cet ami qui essaye de nous faire croire qu’il est Algonquin ou Irlandais.

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Pauline vient me desservir et en profite pour me dire que de m’entendre lui parler français lui a remémoré de beaux souvenirs de jeunesse (j’ignorais que je faisais cet effet-là aux femmes dans la soixantaine). Pour elle, cette langue, à l’instar de la Soirée canadienne, est synonyme des tourtières, des gigues et des matantes dans les partys de Noël. 

À cet instant, son débit ralentit. Elle prend le temps de me raconter ses histoires. Je la sens nostalgique et mes lacrymales passent en mode alerte, juste au cas. 

Puis, quelques secondes plus tard, à la radio résonne le début du solo de guitare de la chanson Free Bird, que Pauline et moi nous mettons instantanément à scatter, note pour note, dans un geste de camaraderie transfrontalière. 

Le pourboire sera généreux.

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Je ne saurais pas trop comment terminer ce texte d’une autre manière qu’en soulignant qu’une langue, ça se perd pour de vrai et pour de bon. Tranquillement pas vite, ici et là. C’est un évènement triste, mais qui ne fait pas mal lorsqu’il se produit.

Même si on continue de croiser des Pauline Coulombe et des Garage Blanchette à Berlin, on n’y parle plus le français nord-américain ; Pauline ne pouvait même pas aider ses enfants avec leurs devoirs…

« Ma fille a pris des cours à l’école, mais je ne pouvais pas l’aider, je ne parlais pas le bon français. Je ne connais rien au français parisien, ce n’est pas cette langue que mes parents parlaient. »

D’entendre ça a brisé mon lys.

Parce que oui, c’est la langue de Molière, mais c’est avant tout celle de Tremblay, de Roy et de Kerouac. On oublie parfois le miracle, à la lumière de l’histoire, qu’est la persistance du fait français dans notre petit coin frette d’Amérique. Souvenons-nous-en.

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Oh oui, j’allais oublier. Pour ceux qui se le demandaient : la bouffe du Ming House était délicieuse. Pour de vrai.

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Ce reportage fait partie du dossier Montréal Campus en Nouvelle-Angleterre. Consultez le reportage de Antoine Pejot-Charrost sur le français à Madawaska, dans le Maine.

Mention photo : Thomas Emmanuel Côté

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