Des étudiants et étudiantes du baccalauréat en littérature à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) soulèvent l’importance d’émettre des trigger warnings, aussi appelé « traumavertissements », pour des œuvres au contenu délicat. Alors que certains et certaines se retrouvent plutôt sceptiques, d’autres affirment qu’il est de la responsabilité des enseignants et enseignantes d’avertir leurs groupes face aux œuvres difficiles.
Pour un lecteur ou une lectrice avide, tourner les pages d’un nouveau livre représente la découverte d’un monde extérieur parfois inconnu, mais quelques fois remarquablement similaire au leur. Les expériences vécues par les personnages peuvent raviver des souvenirs blessants, procurant ainsi un profond sentiment d’inconfort lors de la lecture.
Au quotidien, la formule est simple : si un livre affecte trop profondément le lecteur ou la lectrice, il ou elle passe au prochain. Par contre, dans un contexte scolaire, le problème est tout autre. Pour éviter que des étudiants et étudiantes lisent des œuvres pouvant les déranger profondément, plusieurs revendiquent la présence de trigger warnings pour annoncer les sujets sensibles se trouvant dans une œuvre.
Pour certain(e)s étudiants et étudiantes, il est impératif de les avertir lorsque le contenu peut être choquant. Adèle Rico-Lamontagne, nouvellement étudiante au baccalauréat en études littéraires, croit que les trigger warnings sont nécessaires pour éviter de raviver de mauvais souvenirs. « J’ai été confrontée à certaines œuvres obligatoires où il y avait de la violence sexuelle, physique, et de la torture, sans préavis », avoue-t-elle. Par contre, elle spécifie n’avoir personnellement jamais vécu le type de situations décrites, et donc ne pas avoir été traumatisée par la lecture. Elle souligne tout de même que ce sont des enjeux potentiellement « triggering » pour certaines personnes, enjeux nécessitant un avertissement.
L’essence de l’enseignement
Lorsqu’elle enseigne des cours portant sur la guerre ou les génocides, Johanne Villeneuve, professeure au département d’études littéraires de l’UQAM, prévient au tout début de la session ses élèves qu’ils et elles auront à traiter de sujets difficiles. Elle croit qu’à l’université, les étudiants et étudiantes ainsi que les professeur(e)s doivent aborder les œuvres comme un objet du savoir, et que c’est le savoir qui doit être débattu et placé au centre des discussions. « L’avertissement, c’est à la porte de l’université qu’on devrait le mettre, et non en tête de chaque texte, chaque film ou chaque cours », dit-t-elle. Celle-ci affirme que c’est le fait d’être concentré sur le savoir, et non sur les émotions, qui rend libre de délibérer : « c’est cela qui, d’une certaine façon, nous protège, et non de simples avertissements. »
Alexis Lussier, également professeur au département d’études littéraires de l’UQAM, est du même avis que sa collègue quant à l’importance d’aborder certains sujets dans un contexte universitaire. « Il y a toujours des sujets difficiles qu’il faut pouvoir nommer. C’est même pour cette raison qu’il y a des universités, pour tenter de déplacer les sujets sensibles dans un espace de réflexion critique où il serait éventuellement possible d’en dénouer quelque chose, collectivement et historiquement », dit-il.
Un passé inconnu
En revanche, ce ne sont pas tous les étudiants et les étudiantes qui se retrouvent dans des situations de malaise face à des œuvres à l’étude ; c’est même une situation plutôt rare. Durant ses trois ans au baccalauréat en études littéraires, Raphaëlle Montpetit rapporte n’avoir jamais été confrontée à une situation de ce genre. « C’était rare que je lisais des romans ou des œuvres qui avaient besoin d’un trigger warning. Je pense que dans mon cas, les œuvres que j’ai lu dans le cadre du programme ne nécessitaient pas d’avertissements. » Par contre, cette dernière ajoute qu’il peut être nécessaire dans certaines situations de mettre un trigger warning, mais qu’il devient difficile de choisir quelles œuvres en méritent ou non. « Je trouve que c’est important, mais je me demande c’est quoi la limite, car chaque personne a une conception différente de ce qui peut être offensant », nuance-t-elle. La professeure Johanne Villeneuve est du même avis : « C’est difficile d’anticiper ce que chacun a vécu, ce qui peut heurter chacune des sensibilités. Si je mets un avertissement sur un roman de Dostoïevski parce qu’il y est question d’un suicide, je risque de devoir en mettre un sur à peu près tous les textes de la littérature », ajoute-t-elle.
Une trousse à outils
Selon les professeurs et professeures rencontré(e)s, avertir les étudiants et les étudiantes face aux sujets difficiles d’une lecture ne suffit pas ; il faut avant tout accompagner les élèves au travers de l’analyse de ces œuvres pour leur permettre de garder un esprit critique.
Catherine Cyr, professeure du département d’études littéraires spécialisée dans les dramaturgies contemporaines, présente toujours le contenu susceptible de provoquer des réactions difficiles, sans nécessairement en faire un avertissement formel. « Ce que je trouve important, au-delà de la simple formulation d’un avertissement, c’est de chercher à bien préparer les étudiants et étudiantes pour qu’ils et elles aient en main les outils théoriques et les outils de pensée, pour être capable d’entrer dans cet univers de fiction », mentionne-t-elle. Alexis Lussier ajoute « qu’on ne peut pas être analytique lorsqu’on est troublé ou choqué. Il s’agit donc de préparer les étudiants à occuper cette place qui consiste à ne pas être envoûté, ni par des attentes ni par des craintes, pour exercer avec le recul un regard analytique ».
La fine ligne entre ce qui procure des émotions lors d’une lecture et ce qui choque, voire même traumatise à long terme, est différente pour chacun et chacune. Les trigger warnings sont encore un concept récent et peu appliqué dans le cadre universitaire, mais il reste à observer si des changements s’opéreront à ce sujet dans les prochaines années.
Mention photo : Édouard Desroches | Montréal Campus
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