La face cachée de Spotify

Ce texte est paru dans l’édition papier du 4 décembre 2019

Profitable pour une minorité et astreignante pour les autres, Spotify est l’une des plateformes d’écoute en continu les plus fréquentées par les mélomanes à travers le monde. En plus de semer la grogne par sa manière de rétribuer les artistes, la bibliothèque virtuelle exerce un contrôle sur leur rayonnement, la scène locale s’en trouvant ainsi affectée.

Environ 500$ pour un million d’écoutes sur une chanson, c’est peu cher payé pour l’auteur-compositeur-interprète Pierre Lapointe, qui ne s’est pas gêné pour s’exprimer au dernier gala de l’ADISQ. Le porte-étendard de la scène musicale québécoise peut toutefois compter sur la visibilité que lui procurent certaines playlists créées par les curateurs et les curatrices de Spotify pour lui offrir une tribune de dizaines de milliers de mélomanes, en plus des quelque 40 000 abonnements qu’attire sa discographie.

Dans un rapport déposé en janvier 2019, l’ADISQ estimait que 99 % des écoutes totales sur Spotify sont concentrées parmi 20 % des titres offerts. Dans une optique de maximisation de sa rentabilité, le géant suédois est libre de mettre en lumière les artistes suscitant le plus grand nombre d’écoutes, laissant les musiciens et musiciennes émergent(e)s ou méconnu(e)s dans l’ombre des listes de lectures populaires. Ainsi se crée un cercle vicieux sans issue: plus un titre est écouté, plus il sera écouté et moins un titre est populaire, moins il aura de chances d’être découvert, au grand désarroi des amateurs et amatrices de la marge musicale.

À ce jour, seules les recherches par titre, artiste, album, liste de lecture, genre ou ambiance sont acceptées par le disquaire virtuel. Une fonction de recherche selon un critère géographique, qui pourrait éventuellement permettre de pallier le manque de représentativité de la relève, n’est pas offerte par la plateforme. Suivant cette logique, difficile de découvrir des artistes d’ici s’ils ou elles ne figurent pas parmi les titres mis de l’avant par Spotify.

Quel avenir pour notre scène locale émergente, si cette dernière ne peut compter sur la tribune de diffusion dominante pour lui offrir un minimum de rayonnement? Après la mort du Divan Orange et de la Coopérative Les Katacombes, refuges de la marge culturelle montréalaise, la structure de notre industrie musicale est plus fragilisée et dysfonctionnelle que jamais.

Véritables oeillères pour mélomanes, Spotify a ses limites quant à la découvrabilité de ses fournisseurs et fournisseuses. Dans un effort d’équilibrer les contenus présentés à sa clientèle, la plateforme a mis sur pied Face B, une liste de lecture personnalisée présentant à chaque membre payant des suggestions musicales censées s’écarter des recommandations habituellement propres à l’algorithme de chacun et chacune.

Confirmant mon sentiment de naviguer dans un microcosme musical renfermé et limité en tant qu’utilisatrice de Spotify, cette compilation a échoué à m’éloigner de ma zone de confort musicale en citant des artistes que je n’avais (pour la plupart) pas encore écouté(e)s, mais dont le style se rapprochait des contenus les plus récurrents sur mon compte.

Le site Forgotify, créé en réponse à la sélectivité de son paronyme, déclare sa mission sur sa page d’accueil : « Des millions de chansons sur Spotify ont été oubliées. Donnons-leur une nouvelle vie dans de nouvelles oreilles — les vôtres. » Cette plateforme américaine, mise sur pied en 2014, recense tous les morceaux publiés sur Spotify n’ayant jamais été écoutés.

Une seule écoute suffit pour qu’un titre soit retiré du site de Forgotify et qu’il tombe dans le gouffre de Spotify, avec l’espoir éventuel d’en rejaillir. Si l’initiative est louable et revendicatrice en soi, elle contourne la structure de Spotify sans véritablement l’améliorer.

À l’ère des formules qui supplantent les choix, comment faire pour s’assurer de ne pas passer à côté d’artistes d’ici qui mériteraient plus d’attention? Tous et toutes n’ayant pas développé le goût de la découverte au point d’éplucher le Web pendant des heures à la recherche de la perle rare, il appert que le rayonnement de notre scène musicale réside dans le partage et le bouche-à-oreille, qui aux dernières nouvelles, sont toujours à l’abri des algorithmes.

Commentaires

Une réponse à “La face cachée de Spotify”

  1. Avatar de Marc Gibeault
    Marc Gibeault

    Pourquoi les artistes ne parlent jamais de Bandcamp?
    Cette plate-forme leur remet un plus grand pourcentage (elle se garde 15% sur les achats numériques, 10% sur les achats physiques – oui nous pouvons y acheter CD, vinyles , t-shirts, etc – et après US$5000 de vente le pourcentage baisse à 10% pour tout) et ne compte pas sur un algorithme désavantageux; une piste achetée = 85% du prix payé transféré à l’artiste. L’artiste choisit le prix de vente mais 40% des acheteurs choisissent de payer plus cher, pour soutenir leur artistes préférés.
    Pour le mélomane c’est aussi avantageux; il peut télécharger ses achats ou les écouter avec l’application. L’artiste détermine le nombre d’écoutes gratuite de ses oeuvres la plateforme permet.
    Si toutes les fois où j’ai entendu un artiste se plaindre de Spotify il avait plutôt vanté Bandcamp, il serait en bien meilleure position aujourd’hui.

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