Plus jeune, le maigre salaire de peintre en bâtiment de Guy Maddin lui permettait tout juste de partager son temps entre ses études en économie et sa passion de cinéphile pour les films muets des années 1920. Ses films ont toujours porté l’empreinte de ce premier amour, y intégrant tour à tour des éléments autobiographiques et des thématiques d’auteur portant essentiellement sur la question de la mémoire, de la détresse psychologique et du rêve.
Nous avons rencontré Guy Maddin, de même que son acolyte Evan Johnson, à l’occasion de la sortie de son film The Forbbiden Room en fermeture de la 44e édition du Festival du Nouveau Cinéma.
Nicolas: Comment avez-vous procédé pour le tournage ? Avez-vous usé de découpages? Y a-t-il eu des pratiques en pré-production avec les acteurs?
Guy : Non, il n’y a pas eu de répétitions avec les acteurs. Il y a à peine eu de direction d’acteur sur ce film. Ils ont tous saisi l’essence du film à la lecture du scénario, notamment par le choix de vocabulaire et la formulation très maniérée, voire ampoulée. L’ambiance générale, l’esprit sur le plateau lors du tournage ont également contribué à la production de la performance qu’ils ont donnée. Je n’oserais jamais interférer avec cela, changer ladite performance.
Evan : Tu t’es quand même permis de déplacer les acteurs dans l’espace.
Guy; Certes, pour obtenir un meilleur cadre.
Evan : La direction d’acteur n’est jamais psychologique dans ton cas, c’est ce que tu veux dire ?
Guy : Parfois je demande aux acteurs de recommencer, c’est tout. L’idée dans ce cas-ci est que les acteurs doivent être tous possédés par le triste esprit des films perdus et contraints à incarner l’intrigue du scénario. Il y a un réel éventail de styles de jeu. Cela va du réalisme télévisuel à un cinéma plus contemporain; d’autres acteurs ont un style beaucoup plus mélodramatique et je concède aimer ce mélange.
Nicolas: Je vois l’influence du théâtre sur votre démarche…
Guy : Définitivement.
Nicolas: Est-ce cette influence qui a précédé au choix de tourner devant un public ?
Evan : Nous y avons pensé effectivement. Les acteurs jouaient d’ailleurs souvent tant pour le public que pour la caméra.
Guy : Plusieurs de ces acteurs mènent une carrière tant sur les planches que pour l’écran. Cela a peut-être harmonisé leurs niveaux de jeu. Le scénario que nous avons écrit est essentiellement la reconstitution de fragments de contes de fées. Les contes ont souvent ce vernis théâtral parce qu’ils condensent une importante part de l’imaginaire humain comme les opéras, les histoires pour enfants et le théâtre finalement.
Nicolas: C’est réellement une impression que laisse le film chez le spectateur.
Guy : Il était cependant très facile d’oublier que des gens regardaient, comme si nous étions les participants d’une émission de téléréalité.
Evan : Il y a déjà tant de spectateurs et de gens qui travaillent sur un plateau régulier que ça n’a pas changé grand-chose… Par rapport à ta question sur le découpage, nous en avons fait un. Très rapidement cependant, il a été mis de côté. Il nous a davantage servi pour être certains de bien couvrir tout ce qui composait le script. Nous avions beaucoup de difficulté à nous rappeler de tout.
Guy : Normalement sur un tournage d’une vingtaine de jours, il est possible de savoir où nous en sommes. Sur ce tournage par contre, comme il s’agissait d’un film par jour, il était très difficile de s’y retrouver.
Evan : Tout ça revêtait parfois un caractère « sisyphien ».
Guy : Oui, commencer chaque jour avec le premier plan d’un nouveau film… Et recommencer.
Evan : À vrai dire, je n’ai jamais tourné qu’avec Guy de cette manière. J’aimerais bien expérimenter un tournage plus normal un jour.
Nicolas: Je t’en prie, non…
Guy et Evan : (Rires)
Guy : D’un côté plus positif, les mauvais jours pouvaient être mis en quarantaine. Nous pouvions dire «ceci était une mauvaise journée de tournage, nous n’utiliserons pas ce film».
Nicolas: À ce titre, j’étais curieux de savoir combien de films composaient « The Forbidden Room«?
Guy : Trente-deux ou trente-trois films…? Au début, nous souhaitions tourner une centaine de films. Il nous a fallu revoir cela éventuellement, principalement parce que nous n’avions pas d’entente de co-production pour certains pays dans lesquels nous souhaitions tourner.
Nous avons alors commencé à joindre certains films ensemble, empruntant des éléments à deux, trois, voire quatre films pour n’en créer qu’un seul. Parfois nous n’avons que combiné l’esprit de certains films.
Evan : Cocktail d’esprits de films!
Nicolas: C’est surprenant que « The Forbidden Room » soit si harmonieux. Je vous cite, vous avez dit que le film était construit en «une suite concentrique de narrativités en poupées russes». Je me demandais à ce propos si le fait que le projet soit initialement conçu pour être diffusé sur le web n’avait pas eu une influence sur la structure narrative du film et sur les procédés employés à la scénarisation et au tournage.
Evan : Comme le projet était destiné à la base pour internet, il nous semblait conceptuellement cohérent d’inclure un aspect digressif à la construction de nos films. Utiliser internet est fait de digressions. Cliquer sur un lien ouvre une nouvelle série de liens et très rapidement l’on oublie où on en est puis on revient et on se rappelle. C’est évident que cela a eu une influence sur notre démarche.
Guy : De même, nous avons pensé qu’à chaque fois que Séances serait vu, il serait composé de fragments assemblés de manière aléatoire puis que cet assemblage serait détruit et perdu après le visionnement. Cela va à l’encontre de la nature archivistique d’internet et j’aime cette idée que ce soit très « internet » dans le visionnement, mais contradictoire à sa mission par après.
Nicolas: Je sais que ce film a des résonnances très personnelles pour chacun de vous. Je me demandais cependant ce que vous désiriez dire en amorçant ce projet, quel discours vous teniez à transmettre au monde par ce film.
Evan : Quand nous avons amorcé l’écriture, nous ne pensions pas tant à un message. J’assumais, à cause des films précédents de Guy, qu’il y aurait à celui-ci un aspect autobiographique. Comme Guy était l’auteur le plus expérimenté, le processus était en quelque sorte pour moi comme d’écumer son esprit. À mesure que nous avancions dans l’écriture, une récurrence a commencé à se faire sentir tant par l’apport de Guy qu’au travers des films que nous tâchions de recréer. Plusieurs semblaient mettre en scène une oppression masculine orchestrée à la fois par des hommes lâches et/ou mégalomaniaques, ces hommes s’imposant à des femmes n’ayant pas demandé leur aide ou n’en ayant pas besoin. Les femmes se trouvaient soit meurtries soit détruites par cette ingérence.
Guy : Certaines s’en sortaient saines, mais l’expérience demeurait toujours déplaisante et injustifiée.
Evan : La constance de ce schème est impressionnante.
Guy : Peut-être une petite influence des théories de genre.
Nicolas: Le choix du casting n’aurait pu être plus approprié sur ce point. Clara Furey notamment…
Guy : Elle est féroce! Et « Furey » est son nom véritable! Nous souhaitions véritablement que l’expérience laisse le spectateur haletant, comme un naufragé sur une grève qui a échappé à la noyade lors d’une éprouvante tempête narrative.
The Forbidden Room n’est plus à l’affiche à Montréal. Les curieux pourront se rendre à Rimouski pour profiter d’une représentation à partir du 10 novembre prochain.
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