Passez Go et récoltez 200 $: une réalité au Monopoly, une utopie pour les auteurs de jeux de société. Dans ce domaine, les maisons d’édition misent plus souvent sur les concepts dérivés d’émissions populaires que sur les petits joueurs.
Dans la pénombre de son sous-sol, Philippe Beaudoin s’affaire en ermite à créer des moments de bonheur pour sa communauté. Entre deux quarts de travail chez Google, le jeune adulte émerveillé fouille à travers ses quelque 500 coffrets d’amusement et socialise autour d’un bon jeu de société. Si un règlement loufoque ou une stratégie insolite titille son imagination, il l’inscrit dans son carnet d’idées dans l’espoir de faire progresser la science du jeu.
La passion n’est pas toujours gage de succès pour les créateurs de jeux de table. «Il est bien difficile de vivre de cet art au Québec, même s’il s’y vend plus de nouveaux jeux aux concepts créatifs que dans l’ensemble du Canada», laisse entendre Philipe Beaudoin, mathématicien et informaticien de profession. Bien que l’univers du jeu de société soit en pleine effervescence avec 700 nouveaux jeux dans le monde cette année, le portefeuille des petits auteurs n’en est pas plus garni. Un jeu très créatif restreint le public visé et les prospectives de ventes.
Les Éditions Internationales Gladius, le plus grand manufacturier de jeux au Canada, vendent 80% de leur production québécoise dans la province. Marc Fournier, directeur de recherche et développement, admet que les gens veulent jouer à ce qu’ils aiment et à ce qu’ils connaissent. «Le meilleur moyen de vendre et de créer de l’emploi, c’est de faire parler de nous». En reprenant les concepts des jeux-questionnaires télévisés et émissions de téléréalité comme Occupation Double, l’empire du jeu voit dans sa mire tous les consommateurs déjà férus de l’émission.
Christian Lemay, fondateur, président, concierge et comptable de la maison d’édition Le Scorpion masqué, est loin de jouir d’une production de 600 000 jeux par année – comme le grand Gladius – et d’acheter de la publicité à la télévision. Malgré tout, il persiste dans sa quête de jeux originaux et amusants. «J’attends qu’on me propose des concepts créatifs, des jeux de party dont les gens se rappelleront», confie ce ludovore armé jusqu’aux dents de stratégies pour défier les règles de l’ordinaire. «Les auteurs créent par plaisir, car ils savent très bien qu’ils ne deviendront pas riches avec cela. Ce n’est pas le petit chèque que je leur envoie deux fois par année qui leur permettra de vivre, reconnaît l’éditeur. Et cela, même si le marché du jeu de société a connu un essor ces dix dernières années». Plus il y a de nouveaux jeux, plus les ventes se divisent.
Le Scorpion masqué tire à petits nombres et n’a édité que six créateurs depuis 2006. Tout de même, sur le Vieux Continent, quatre de ses dix jeux sont en vente. Parmi eux figure celui de Philippe Beaudoin, racheté par la célèbre maison d’édition française Histari. Cette situation est tout de même fréquente pour ces mordus québécois propulsés à l’étranger grâce à de prestigieux concours ludiques pour les jeux non édités, dont le Concours International de Créateurs de Jeux de Société de Boulogne-Billancourt en France et le Forum international du jeu d’Essen en Allemagne. Gladius a aussi un jeu traduit en néerlandais pour la Belgique et le Scorpion masqué en a cinq en allemand.
Ludovore à temps plein et créateur à temps partiel, Philippe Beaudoin précise que le marché est trop petit pour qu’il puisse en vivre. «On n’a pas toujours le temps ni l’énergie nécessaire pour courir les maisons d’édition», enchaîne-t-il. Au final, ce sont les éditeurs qui gagnent le plus d’argent sur la mise en marché des jeux. Pour lui, les concours ludiques ont été une façon de se faire connaître dans la communauté internationale des joueurs. «Il y a parfois des gens qui croient avoir l’idée du siècle et qui ne veulent pas en parler à personne sous peur de se faire copier, renchérit l’auteur plusieurs fois décoré pour ses jeux aux stratégies extraordinaires. Ça arrive une fois aux dix ans qu’un auteur de jeu devient riche.»
Cultiver le ludisme
En 2011, 1 400 concepts étaient disponibles sur le marché, au profit des ludovores qui ne peuvent jamais assouvir leur soif. «Si on est un joueur, on vit un beau moment. On n’a même pas le temps de jouer à tout tellement il y a de bons jeux. C’est frustrant!» déplore, à la rigolade, Christian Lemay du Scorpion masqué. Il ajoute que les gens ne savent pas à quel point ce milieu est riche et culturel. «Cet univers est tellement varié que peu importe le temps, le nombre de participants ou l’endroit, il y aura un jeu approprié».
Au Québec, ce sont les jeux-questionnaires qui monopolisent le marché. C’est d’ailleurs un quiz sur la faune qui a enrichi Marc Fournier dans les années 90, faisant ainsi partie du dixième des chanceux. «Les jeux de société sont des produits clairement culturels. Chaque région de la province a ses particularités, tout comme les Allemands aiment les jeux de stratégies et les anglophones, les classiques réinventés», estime Philippe Beaudoin. Ce créateur de moments magiques et ludovore gourmand imprime depuis 2006, sur du carton, des copies de son jeu Panama, toujours en quête d’un éditeur.
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