L’angoisse sans la page blanche

La vérité, le mensonge. La frontière qui les sépare est parfois bien mince. Évelyne de la Chenelière se plaît à la franchir pour explorer ces contraires fascinants à travers l’écriture théâtrale. Mais son audace a un prix: celui de vivre accompagnée par le doute perpétuel.
Évelyne de la Chenelière parle d’une voix basse. Sa main aux ongles peints de noir passe sans arrêt à travers sa chevelure en bataille. Ses yeux gris fouillent ceux de son interlocutrice en quête d’un signe d’approbation. Dans ces gestes inquiets, la crainte de ne pas réussir à se faire comprendre, de ne pas exprimer sa pensée aussi bien qu’elle le souhaiterait.
Âgée d’à peine 35 ans, la dramaturge québécoise cumule déjà près d’une vingtaine de pièces.  Des fraises en janvier, son premier texte, a été traduit en plusieurs langues en plus de lui avoir valu le Masque du meilleur texte original, décerné par l’Académie québécoise du théâtre en 1999. En 2007, elle reçoit le prix du Gouverneur général pour Désordre public et, cette année, sa pièce Bashir Lazar lui vaut une première adaptation au cinéma, par le réalisateur Philippe Falardeau. Bien qu’elle multiplie les succès, rien n’enlève à l’écrivaine et comédienne une perpétuelle remise en question, au cœur de son œuvre comme de sa vie. «Je suis d’un tempérament très inquiet, très coupable, avoue-t-elle. J’ai peur de perdre ma vigilance face à mon art et de tomber dans la complaisance.»
Cette incertitude, cette anxiété qui tiraille l’âme, la jeune dramaturge la connaît depuis l’enfance. «Je n’associe pas l’enfance à la légèreté ou à l’insouciance dont tout le monde parle, confie-t-elle après un long silence. Être enfant, je trouvais ça inconfortable, épeurant.» Elle s’empresse toutefois d’ajouter qu’elle n’a pas connu «une de ces enfances brisées, destructrices», ayant grandi dans une famille aisée de Montréal et étudié à la Sorbonne, à Paris. «Le poids d’être un être vivant me semblait simplement très lourd.»
Dans ses textes, l’enfance est souvent synonyme de mensonges. Marie, dans la pièce Les pieds des anges, comprend au début de la vingtaine qu’elle ne peut exceller dans tout. Elle se sent alors trahie par ses parents qui la louangeaient depuis son plus jeune âge. De la même façon, pour Évelyne de la Chenelière, le passage à l’âge adulte fait naître de nouvelles angoisses. À 21 ans, à peine sortie de l’adolescence, elle tombe enceinte de sa première fille. «Je me suis rendu compte que je vivais dans un milieu qui avait une vision très réductrice de ce qu’est le succès, raconte-telle. Ça passait par une carrière, une autonomie financière et, ensuite, beaucoup plus tard, par des enfants. J’ai ressenti une véritable inquiétude par rapport à ma situation et cette pression m’a semblé très peu accueillante pour un enfant.»
Aujourd’hui mère de deux filles –  en plus de vivre avec les deux fils de son conjoint, le comédien Daniel Brière – la jeune femme crée souvent des personnages de mères dépassées par leur rôle de génitrice. Elle flirte avec l’autobiographie sans jamais s’y abandonner complètement, se plaisant à «exacerber le monstre» en elle. L’imposture témoigne des angoisses d’Ève, alter ego démesuré de l’écrivaine, face à la maternité et à la littérature. «Ça m’a permis d’aborder l’acte d’écriture au théâtre, une démarche difficile à transposer sur une scène.»
Un couple à la maison comme sur les planches
Évelyne de la Chenelière tolère mal la solitude. Pour s’en préserver, elle trouve refuge dans sa relation avec son partenaire d’écriture et de vie, Daniel Brière. Ensemble, les complices ont écrit et mis en scène plusieurs pièces. Leur symbiose créatrice se poursuit d’ailleurs sur les planches, où ils incarnent d’improbables protagonistes imaginés à deux. Tour à tour, les amoureux incarnent une mère et son fils dans Nicht retour, mademoiselle, puis un frère et un sœur dans Plan américain. Ils poussent même l’expérimentation jusqu’à lever le rideau sur la vie de couple d’Henri et Margaux – ou est-ce la leur? – dans la pièce du même nom. «C’est presque une espièglerie de notre part, confie l’artiste, l’inquiétude laissant place pendant un instant à la tendresse dans ses yeux pâles. Ce qui nous motive, c’est avant tout le plaisir de jouer ensemble et d’être présents jusqu’au bout de l’écriture.» Un exercice que le couple renouvelle ce printemps avec Ronfard nu devant son miroir, un spectacle sur le regretté Jean-Pierre Ronfard, dramaturge et mentor artistique d’Évelyne de la Chenelière.
Lorsqu’elle parle de l’homme qui lui a donné sa première chance au Nouveau Théâtre Expérimental, c’est avec une affection et un respect sincères. «Il me manque encore beaucoup», admet-elle, près de huit ans après la mort de l’homme de théâtre. «Il a créé une nouvelle façon de faire du théâtre. Il a consacré sa vie à bouleverser les conventions.» En lui dédiant un spectacle éclectique et irrévérencieux, la dramaturge perpétue donc, à sa manière, l’œuvre de son maî- tre à penser. «C’est lui qui m’a confirmé qu’il y avait une valeur à la recherche, à l’exploration en arts.»
Une exploration qui a poussé Évelyne de la Chenelière à déborder de la scène pour laisser sa plume errer librement sur les pages de son premier roman, La concordance des temps. L’histoire paraît simple: un homme et une femme se dirigent vers un rendez-vous qui n’aura pas lieu. Passé et présent se mêlent à travers les réflexions des deux personnages, qu’on ne distingue pas toujours l’un de l’autre. «Quand on écrit pour le théâtre, c’est pour une temporalité, une oralité. C’est une forme de contrainte. Avec le roman, le besoin de contrôle est assouvi, parce qu’on peut faire tous les choix.» Mais la pléthore de possibilités déstabilise l’auteure. «Il y a quelque chose d’assez rassurant dans la limitation, dans le fait d’être obligée.» Et c’est là tout le paradoxe Évelyne de la Chenelière. Au contraire du cliché de l’écrivaine désemparée devant la page blanche, l’artiste nourrit son œuvre de ses angoisses. Elle bâtit un répertoire aussi jeune que foisonnant, qui continuera de s’élargir tant et aussi longtemps que le doute subsistera.

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