Les charmeurs de serpents

Quand un chef d’État dilapide un million de dollars pour qu’une pop star se trémousse devant lui et quelques intimes, on peut penser que nous ne sommes pas dans l’univers d’Utopia de Thomas More. Même sans aucun autre indice. L’indice de démocratie, par exemple.
 
 
The Economist classe la Libye en 157e position sur 165 pays. Même sans savoir que Kadhafi  a instauré un système électoral de type «sans élection». Même sans douter une nanoseconde que le capitaine s’est autoproclamé colonel, à la suite d’un coup d’État en 1969. Mais voilà, Nelly Furtado, Beyoncé, Usher, Mariah Carey, 50 Cent & cie, qui ont chanté pour le «chef spirituel», sont avant tout des marques de commerce, pas des artistes. Certaines entreprises ont une voix pas mal, un charisme indéniable, des hanches ou des pectoraux aiguisés, d’autres construisent des infrastructures, comme SNC-Lavalin. Surtout, tous sont un peu cobra, dansent devant le pungi du pouvoir. Ils croient danser pour la musique, mais les flûtistes savent: plus la bête est fragile, plus elle s’agite, plus on paiera. Une fois relâchée dans la brousse, elle crève tranquillement. Des stars se sont dites manipulées, d’autres ont mis l’imbroglio sur le compte de la naïveté. La joie du métier, sans doute, de recevoir un chèque de sept chiffres sans en connaître le destinataire. La naïveté, donc, mais surtout la ruse de l’entourage: les gérants, les bookers, les suppôts devenus commandeurs de la princesse et du prince. «Ceux qui, de simples particuliers, deviennent princes par la seule faveur de la fortune, le deviennent avec peu de peine, écrit Machiavel dans Le Prince. Mais ils en ont beaucoup à se maintenir. Aucune difficulté ne les arrête dans leur chemin : ils y volent; mais elles se montrent lorsqu’ils sont arrivés.» 
L’arrivée 
On croirait que Kadhafi  a soudainement été accrédité par l’Académie mondiale du despotisme. Et discrédité du même coup par toute la communauté internationale. Pourtant, entre le Kadhafi magnétique qui a serré la main d’Obama, de Sarkozy, qui a fait danser les mercenaires du showbiz, et le Kadhafi ennemi de la république Monde, bourreaux mafieux, tare des tares à ne pas fréquenter, il existe une seule nuance, une nuance de perception. La ruse exige qu’on s’acoquine des nantis, des influents, des charmeurs de serpents. Elle exige aussi qu’on sache quitter le navire quand la mer devient houleuse. Mariah Carey, Nelly furtado et Usher ont déjà annoncé qu’ils verseront les sommes reçues par Kadhafi  à des œuvres de charité. Par cette action, ces entreprises culturelles ne sont pas du côté de la démocratie, du peuple ou de la bonne conscience, elles vendent leur action avant la faillite. Les relations se jouent parfois à la bourse. Des investissements rapportent, d’autres sont peu rentables. Difficile de prédire, peu importe l’allégeance. Difficile de tracer la mince ligne blanche, pour ces entreprises éponymes qui la sniffent à l’occasion. 
La danse des démocrates 
L’activiste Sean Penn, par exemple, qui, la semaine dernière, serrait la main d’Hugo Chavez pour le remercier d’avoir soutenu, à coup de millions, son groupe d’aide à Haïti. En mars 2010, il proposait d’ailleurs d’emprisonner «les journalistes qui qualifient Chavez de dictateur», ce «démocrate exemplaire». Un «démocrate» qui ferme autant les chaînes d’information que la gueule de ses opposants, un «démocrate» qui donne 
soutien au gouvernement chinois (en même temps que le militant des droits civiques Liu Xiaobo reçoit le Nobel de la paix). Mais ça, ce sont les journalistes totalitaires occidentaux qui le disent (et les capitalistes sauvages de Human Rights Watch). Le jour où Chavez perd la faveur populaire: voilà la chute du Dow Jones, pour Oliver Stone, Naomi Campbell, Danny Glover… Sans la Tunisie, sans l’Égypte, Kadhafi  aussi serait toujours, pour plusieurs, ce «grand démocrate», comme l’avait qualifié l’ex-président de SNC-Lavalin, Jacques Lamarre. S’il conserve le pouvoir, il le sera peut-être à nouveau. Comme quoi, c’est parfois quand les chats restent que les souris dansent. 
Charles-Éric Blais-Poulin
Culture.uqam@uqam.ca

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