Littérature oblique

Harry Potter et Drago Malefoy, ensemble dans le même lit? Même si J.K. Rowling ne l’a jamais imaginé, la scène fait sourire des milliers d’internautes, adeptes de la slash fiction. Portrait d’un genre littéraire vieux d’une trentaine d’années, qui envahit le cyberespace. 
 
Illustration: Dominique Morin
 
 
«Oui, j’écris des histoires de cul entre deux hommes, indique crûment Charlotte Rainville, sous une vive lumière de néons qui joue avec ses cheveux courts acajou. Et non, je ne suis pas un garçon manqué.» Comme plus de 4 000 internautes partout sur la planète, majoritairement féminins, Charlotte Rainville s’adonne à la slash fiction. Cette littérature à connotation sexuelle met en scène des personnages de même sexe, obligatoirement masculins, issus d’un fandom, c’est-à-dire d’un univers particulier tiré de fictions populaires. 
 
Charlotte, étudiante en littérature à l’Université McGill, explique comment trois heures de cours peuvent passer à la vitesse de l’éclair. «J’écris des scénarios où mes personnages favoris sont ensemble et s’aiment passionnément, avoue-t-elle sans gêne. Il y a certains matchs qui ne seront jamais montrés à la télé, c’est donc à moi de les écrire dans mes slash fictions
 
Le terme slash fait référence à la barre oblique, nécessaire afin de lier les deux noms du couple choisi. La jeune femme de dix-neuf ans écrit principalement sur House/Wilson de la série House, M.D., Remus Lupin/Sirius Black du monde d’Harry Potter et Merlin/Arthur, empruntés à la nouvelle série britannique Merlin. C’est sur le site Internet fanfiction.net qu’elle publie son œuvre. Avec deux millions d’utilisateurs recensés en 2010 et des histoires écrites dans plus de 30 langues, la plateforme est le site de fans le plus populaire dans le monde selon le magazine américain Time
 
Professeur au département d’études littéraires de l’UQAM et adepte incontesté de la série Star Wars, Samuel Archibald suit de très près l’émergence de cette littérature virtuelle. Dans un bureau tapissé de haut en bas d’affiches de films, il plaide en faveur d’une perception nuancée du côté salace de la slash fiction. «Ça va du porno au très soft, et ce n’est pas juste une question de faire des parodies du genre ʺOn prend tous les personnages de Batman et on les fait baiser ensembleʺ, commente-t-il sous l’œil attentif d’un Yoda en papier glacé. Ce sont à la base des histoires très sentimentales.» Outre les relations physiques des personnages, les auteurs leurs confèrent des traits de personnalité différents de ceux contenus dans l’œuvre originale. 
Un bouillon de culture
La première slash fiction aurait vu le jour au début des années 1970 autour de la série télévisée Star Trek. Récits mariant le capitaine James T. Kirk à Spock, ils pavent la voie à la slash fiction. Ce serait l’émergence des premières communautés fanatiques structurées au monde. «À l’époque, c’était des groupes organisés avec des rencontres, des bulletins d’échanges sur la série et surtout beaucoup de slash fiction, détaille Charlotte Rainville. Elles étaient publiées dans des magazines qui s’appelaient des fanzines.» Ces réunions entre adeptes ont vu leur nombre augmenter considérablement par la suite, notamment dans les années 1990, où des regroupements à travers les États-Unis ont réclamé l’ajout d’un personnage homosexuel à l’équipage du vaisseau Enterprise. Samuel Archibald se tord de rire sur sa chaise. «Selon eux, Star Trek décrivait une société du futur où l’utopie était atteinte sans un seul homosexuel, raconte-t-il. Je ne pense pas que les réalisateurs de la série s’attendaient à ce genre d’agitation.» Et afin d’éviter toute confusion, certains cinéastes ont décidé de jouer de prudence.  C’est le cas de George Lucas, créateur de l’épopée cinématographique Star Wars. «Dans La Guerre des étoiles, le premier épisode sorti au cinéma, Han Solo caresse Chewbacca et cela laisse penser à une éventuelle relation sexuelle, mentionne le professeur uqamien. George Lucas a rapidement remédié à la situation en supprimant tous indices de rapprochement entre les deux personnages dans les épisodes diffusés après.»
 
De l’autre côté de l’océan Atlantique, le professeur David Allington, de l’Open University au Royaume-Uni, publie en 2007 une recherche sur le slashing, basée sur Le Seigneur des Anneaux, la trilogie de J.R.R. Tolkien. «Il est tout à fait raisonnable de présumer une intimité sexuelle dans l’œuvre de Tolkien, avance-t-il, convaincu. Frodon Sacquet et Sam Gamegie traversent des contrées ensemble et passent des mois, des années entières côte à côte.»  
Selon le spécialiste britannique, ce qui différencie la slash fiction de tout autre genre littéraire, c’est l’absence de contraintes liées à la diffusion. Publiée uniquement sur le Web, cette littérature libertine permet à ses adeptes d’exploiter n’importe quel personnage de la culture populaire, sans grand danger de poursuites. «Avec le temps, les histoires populaires se sont détachées de toutes racines et aujourd’hui, Superman appartient à n’importe qui, illustre le professeur britannique. Mais le jour où des livres de slash seront publiés, il y aura des problèmes au niveau des droits d’auteurs.»
 
Selon Charlotte, les «slasheuses» ne sont pas toutes des garçons manqués, homosexuelles et dépressives, comme le véhicule un cliché obsolète. «Il faut comprendre que certaines femmes aiment ça, fantasmer sur deux hommes qui couchent ensemble. Surtout lorsque ce sont deux hommes qu’elles aiment beaucoup, met-elle au clair. C’est tellement inoffensif comme littérature.» Au XXIe siècle, une part de l’audace en littérature se niche derrière un clavier qwerty. «On voit du cul partout et les jeunes pensent qu’il n’y en a jamais assez, ajoute Samuel Archibald. L’Internet constitue l’un des outils les plus utilisés par les nouvelles générations, alors laissons-les s’exprimer en slashant Harry Potter et compagnie… Après tout, pourquoi pas?» 
 
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Het-Fiction
Si la slash fiction se restreint à des relations homosexuelles masculines entre des personnages de romans ou de films, son penchant féminin existe aussi. Il s’agit de la het fiction. Toutefois, cette branche est beaucoup moins populaire et répandue.
 
La het fiction et la slash fiction sont deux mouvances issues de la littérature de fan fiction. Cette dernière consiste à écrire des histoires sur des personnages tirés d’univers déjà existants que l’on retrouve dans des livres, films ou séries télévisées. Contrairement à la slash fiction, des livres de fan fictions ont déjà été publiés. Le plus connu reste La nuit je suis Buffy Summers de l’auteure française Chloé Delaume. S’imprégnant de l’univers de l’émission américaine Buffy contre les vampires, le roman développe une histoire totalement différente dans laquelle Buffy n’est pas Tueuse de vampires, mais patiente dans un hôpital psychiatrique. 

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