Itinérance 2.0

Site Web Homeless Nation

Qu’ils errent dans les ruelles de Vancouver ou sous les viaducs montréalais, les sans-abri canadiens ont un refuge assuré sur la toile. Depuis maintenant sept ans, ils peuvent se rejoindre, s’informer et s’exprimer sur homelessnation.org.

«J’aime dire que c’est une maison virtuelle», lance Éric Denis, alias Roach, en parlant du site internet homelessnation.org, créé par et pour les gens de la rue. Rencontré dans les bureaux d’EyeSteelFilm, la compagnie de production en charge de la page Web, l’ancien squeegee devenu réalisateur explique comment un site Web peut améliorer le sort de gens qui peinent parfois à manger trois fois par jour. «C’est un endroit virtuel où les gens de la rue peuvent se retrouver, explique-t-il. Sur le site, j’ai vu plusieurs itinérants retrouver leurs chums d’infortune perdus dans la brume, un peu comme on retrouve des amis du primaire sur Facebook. Si tu arrives dans une nouvelle ville, tu peux trouver des conseils et des trucs pour savoir où loger, manger et trouver de l’aide. C’est aussi un lieu d’expression: certain écrivent des poèmes, d’autres racontent leur histoire personnelle.»

Le site Web a aussi un onglet «disparu», demandé par les utilisateurs, pour afficher le profil de leurs proches manquant à l’appel. «À ce jour, une quinzaine de personnes ont été retrouvées grâce au site», se félicite Roach.

De squeegee à réalisateur

En 1998, l’ancien jeune de la rue s’est vu confier une caméra par le réalisateur Daniel Cross pour tourner le documentaire Squeegie Punk In Traffic. Le film présente la réalité de jeunes marginaux de la métropole québécoise. «J’avais échangé ma seringue pour une caméra», se rappelle-t-il. Après le tournage, Daniel Cross et lui avaient accumulé plus de 500 heures de vidéo pour un film qui devait en durer deux. «Daniel ne pouvait pas voir les centaines de témoignages jetés sur le plancher de la salle de montage.» Ils ont alors eu l’idée de créer un site Web pour conserver les histoires de ces jeunes rencontrés dans les rues montréalaises, «dont plusieurs sont peut-être disparus aujourd’hui», précise Roach. Homelessnation.org voyait le jour en 2003. D’abord conçu comme un site d’archives, la page Web s’est développée en un forum social où les utilisateurs de la rue peuvent tenir des blogues, envoyer des messages et trouver de l’information sur les ressources disponibles dans les différentes villes canadiennes.

Tribune virtuelle

Le site compte aujourd’hui 4 657 membres d’un bout à l’autre du pays. «Ils se connectent au site avec les ordinateurs disponibles dans les organismes d’aide aux sans-abri, comme Chez Pop’s ou à la Mission Old Brewery à Montréal», explique le coordonnateur du projet Homeless Nation, Chris Aung-Thwin. Depuis quelques années, plusieurs organismes initient les gens de la rue à la navigation Web. «Emploi, logement, aide sociale: les ressources sont toutes sur Internet désormais», indique-t-il. À partir de 2003, Chris Aung-Thwin et son équipe mettent sur pied des «escouades» munies d’ordinateurs portables pour aller à la rencontre des sans-abri de Montréal, Toronto, St-John’s, Vancouver et Victoria, dans le but de les initier au Web et de leur faire connaître leur site. Ces travailleurs sociaux de l’ère numérique, souvent eux-mêmes issus de la rue, utilisent les réseaux sans-fil public disponibles dans les grandes villes pour se connecter sur la toile.

Entre l’indifférence et le mépris des passants, les sans-abri rencontrent rarement le réconfort d’un «comment ca va?». «Homeless Nation donne une tribune aux gens de la rue, explique Chris Aung-Thwin. Ils y trouvent une communauté qui partage leur réalité. Tout le monde est égal sur le Web. Les utilisateurs peuvent garder l’anonymat en empruntant un pseudonyme. Et c’est valorisant de savoir se servir d’un outil devenu pratiquement essentiel aujourd’hui, ça donne confiance en soi.»

Quêter son budget

Jusqu’à tout récemment, Homeless Nation était financé par différents organismes gouvernementaux, en tant que projet pilote. Mais après trois ans, les gouvernements n’ont pas renouvelé leurs engagements. Aujourd’hui, Chris Aung-Thwin se consacre presque entièrement à la recherche de financement pour assurer l’avenir du site Web, soutenu par une petite équipe. Faute de budget, il ne reste plus qu’une «escouade» Internet sillonnant les rues de Vancouver pour faire connaître le site et former de nouveaux utilisateurs. Elle devra cesser ses activités si des fonds ne sont pas trouvés rapidement. «Avec aussi peu que 100 000$, on pourrait maintenir des escouades dans deux villes et assurer le fonctionnement du site Web», explique le coordonnateur. Ce dernier espère établir des partenariats avec les organismes déjà actifs auprès des itinérants.

Le projet bénéficie pourtant d’une vaste reconnaissance internationale. Homeless Nation a raflé quatre prix prestigieux depuis sa création, dont le World Summit Award. Ce prix chapeauté par l’ONU récompense l’utilisation novatrice des technologies de l’information pour construire une société plus inclusive. Le site Web canadien l’a emporté sur 20 000 projets issus de 157 pays.

Dans l’avenir, Roach souhaiterait que Homeless Nation devienne un lieu de rencontre entre la communauté de la rue et le reste de la société. Selon lui, il y a encore beaucoup d’incompréhension devant le phénomène de l’itinérance. «C’est l’endroit idéal pour parler directement à ceux qui vivent dans la rue, pour comprendre leur réalité, expose-t-il. Ce n’est pas un journaliste de TVA qui t’explique comment les gens font pitié. Homeless Nation fait réaliser que les sans-abri sont des gens avec des personnalités et des émotions, pas juste des déchets.»

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