Gagner sa vie au hasard

Le poker en ligne comme emploi étudiant

Carré de sable lucratif pour certains, sables mouvants pour d’autres, le poker en ligne est largement répandu auprès des étudiants. À la demande de Montréal Campus, des joueurs expérimentés mettent cartes sur table.

Illustration : Dominique Morin

Loin du glamour des personnages de films hollywoodiens, certains étudiants qui jouent au poker en ligne engrangent pourtant des sommes ahurissantes, seuls devant leur ordinateur. Pour eux, jouer n’est plus un jeu, mais un emploi lucratif auquel ils consacrent jusqu’à 35 heures par semaine. «Je ne joue pas pour le plaisir, mais pour le travail, affirme Benoît Lambert-Piquette, étudiant à l’Université de Sherbrooke. Je considère que c’est la meilleure manière de générer des revenus tout en contrôlant mon horaire.» Quant à savoir leurs gains exacts, les joueurs sondés demeurent vagues. «Le taux horaire est supérieur à tout ce qu’on peut s’attendre d’un revenu étudiant», se contente de dire Benoît.

Jonathan Dauphinais, qui étudie à HEC Montréal et qui joue en ligne depuis deux ans, remarque que les joueurs qui ont réellement réussi à apprivoiser la chance sont plutôt rares. «Le poker est un jeu d’orgueil et pour certains, c’est très difficile de dire qu’ils ont perdu de l’argent. On a souvent tendance à ne se rappeler que des journées gagnantes.» Une théorie à laquelle adhère le professeur à l’École de travail social de l’UQAM, Jacob Amnon Suissa, auteur de Jeu compulsif: vérités et mensonges. «Un joueur dira sans problème quel montant d’argent il a gagné. Par contre, si on lui demande à combien se chiffre le total de ce qu’il a perdu, on risque de ne pas d’avoir de réponse.»  

Partie de pêche

Comme à la pêche, certaines heures sont plus propices pour appâter la proie, ou les fishs dans le jargon du poker. «Le moment dépend du site à cause du décalage horaire, explique Antoine Plouffe, un joueur régulier qui étudie en biologie. Pour les sites bourrés d’Américains, c’est préférable de jouer le soir et la nuit parce que c’est plus juicy, il y a plein de mauvais joueurs.»

Mais face au hasard, David et Goliath se partagent la fronde. «La chance est une part indéniable du poker, consent l’étudiant, qui mise des jetons depuis quatre ans. Des bons joueurs peuvent perdre sur une longue séquence, ce qui donne espoir aux mauvais joueurs. C’est pourquoi le jeu existe.»

Au final, les joueurs qui sont dotés des meilleures capacités d’analyse et de raisonnement rapide sortiront toutefois gagnants, croît Benoit Lambert-Piquette. «Sur le long terme, tout le monde reçoit les mêmes cartes. Ainsi, les meilleurs joueurs prennent le dessus.»

Le professeur Jacob Amnon Suissa déplore cependant ce faux sentiment de maîtrise des joueurs expérimentés. «Les activités liées au hasard sont les seules qui font abstraction de l’expérience humaine passée. C’est une croyance erronée de penser qu’on a un certain pouvoir.»

Si les joueurs assurent que leurs études et le jeu en ligne sont aisément conciliables, ceux qui dépendent financièrement du poker ne nient pas que certaines périodes moins fructueuses s’accompagnent d’un stress supplémentaire. «C’est très stressant, avoue Antoine Plouffe. Mais pas à cause de la peur de manquer d’argent ou de ne pas pouvoir payer son loyer. L’angoisse survient pendant les longues séquences où on accumule des pertes. Avec le poker, on a tendance à perdre totalement la valeur de l’argent.» Pour éviter les mauvaises surprises, Jonathan Dauphinais croit qu’une bonne discipline de travail est essentielle. «Bien sûr, lorsqu’on a un loyer, des dépenses constantes et qu’on ne vit que du poker, il y a des règles de bases à respecter pour avoir l’argent nécessaire et limiter l’effet que la variance a sur nous. Ça prend des réserves.»

La loi du plus fort

Légal au Canada, l’argent du poker en ligne? «De jouer, oui, répond Jonatahn Dauphinais. D’exploiter un site, non.» Des réserves amérindiennes et certains pays moins rigoureux permettent toutefois aux casinos virtuels d’être hébergés à l’abri des affres législatives. La capitale mondiale des jeux en ligne se trouve d’ailleurs de l’autre côté de la frontière… fluviale du Saint-Laurent. La réserve amérindienne de Kanhawake, en Montérégie, héberge près de 50% de tous les sites de poker sur Internet du monde. Les magnats internationaux du jeu, loin d’être charmés par le modernisme ou la situation géographique du village autochtone, y trouvent toute l’impunité nécessaire.

Selon le professeur Jacob Amnon Suissa, qui s’intéresse à l’impact social des dépendances, l’industrie des jeux de hasard en ligne saura s’adapter aux nouvelles technologies pour devenir accessibles aux jeunes. «Il y a de plus en plus de sources de promotion et de marketing. En fin de compte, il y a une surexposition et une sursollicitation.» Par ailleurs, il affirme que la tribune de certaines personnalités publiques qui s’adonnent au poker, comme Patrick Bruel ou Guy Laliberté, encourage l’acceptabilité sociale des jeux d’argent, ce qui est susceptible de mousser l’intérêt de personnes enclines à développer une dépendance.

Les cas d’accoutumance seraient toutefois relativement rares dans le milieu universitaire, selon un récent sondage mené auprès de 2100 étudiants par Louise Nadeau, professeure au Département de psychologie de l’Université de Montréal. Les conclusions révèlent qu’environ un pour cent des étudiants présentent un profil de joueur pathologique. Selon elle, les médias surestiment l’ampleur d’un phénomène marginal.

L’avis des joueurs diffère au sujet de l’avenir de leur gagne-pain. Selon Antoine Plouffe, plusieurs facteurs annoncent la faillite du poker en ligne, dont la menace de l’imposition des revenus liés aux jeux d’hasard et l’épuisement du bassin des joueurs récréatifs. «Le jeu ne mourra pas, c’est le poker profitable comme on le connait aujourd’hui qui va mourir.»

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *