Viens jouer dans mon salon

Spectacles marginaux à Montréal

Entre une brassée de lavage et un coup de balai, certains passionnés de musique organisent des concerts en plein cœur de leur salon. Groupes émergents et mélomanes craquent pour ces soirées culturelles à la bonne franquette.

Photo Philippe-Vincent

Avec des consoles vidéo, un bol pour nourrir le chat, une pince à épiler qui traîne sur la table de la salle de séjour et cinq locataires, le Friendship Cove ressemble à un appartement ordinaire. Mais certains soirs, le loft de deux étages change de vocation : l’éclairage se braque dans le coin du salon, où les groupes de musique indépendants se relayent sur une scène improvisée.

Les murs du Friendship Cove—décorés par de vieilles lumières de Noël éteintes, deux têtes de girafe peintes et une série de silhouettes de ptérodactyles—ont tout vu: chanteur au visage maculé de traces noires, percussionniste équipée de vaisselle d’aluminium et guitariste en costume d’Adam. Entre deux groupes de musique, les spectateurs prennent l’air sur le toit de l’immeuble, qui sert de grande terrasse. Balayée par le phare de la Place Ville Marie, elle donne sur l’imposante enseigne rouge Farine Five Roses.

Une poignée de scènes clandestines comme le Friendship Cove existent sur l’île. Punk garage, noise, musique ambiante et contemporaine: chacune a sa spécialité. Dispersés principalement dans le Mile-End, ces espaces alternatifs adhèrent parfaitement à l’idéologie du «Do It Yourself» qui inspire les artistes de la scène émergente. La formule plaît aussi aux mélomanes : «Je me sens comme dans un party, mais avec des bands qui jouent», se réjouit Steve Castilloux, un habitué des spectacles illicites.
Ces soirées sont principalement connues d’un cercle d’initiés, mais un néophyte peut en faire l’expérience, après une courte recherche sur Internet. Certains magazines répertorient sur leur site Web la quasi-totalité des salles montréalaises, officielles ou pas. Le babillard du site stillpost.ca annonce aussi certains des spectacles clandestins de la métropole.

Loft-création

La tendance s’est développée à New York au fil des années 1970. À l’époque, les bars et les boîtes de nuits boudaient les concerts de jazz au profit de la musique rock. Les musiciens ont donc commencé à jouer à l’intérieur des appartements. Aujourd’hui, Montréal est l’une des seules villes où cette tradition est encore possible grâce à ses loyers abordables, au grand plaisir des artistes.

«C’est vraiment génial de venir jouer ici parce qu’on se sent plus proche de la foule», s’exclame le musicien Clayton McIntyre quelques minutes avant d’aller présenter ses compositions devant une soixantaine de spectateurs. Venu du Nebraska avec son groupe, Box Elders, il apprécie l’ambiance chaleureuse qu’offrent les lieux de spectacle non traditionnels. «Dans les bars, les propriétaires s’occupent de gérer leur commerce. Ici, les gens souhaitent faire évoluer la musique.»

Pour certains musiciens, changer d’air fait partie d’une démarche artistique. «À toujours jouer dans les mêmes salles, on finit par tomber dans une zone de confort qui n’est pas intéressante, explique Yann Godbout, chanteur et bassiste pour la formation Half Baked. Ce qui me motive, c’est de transposer l’esprit du groupe dans un nouvel endroit.»

Les salles illicites se démarquent aussi par leur flexibilité. En 2008, le trompettiste torontois Gordon Allen a déménagé dans un grand loft du Mile-End, expressément choisi pour y présenter des concerts avec ses colocataires. Avec son plancher de bois franc creusé par le temps, sa série de quatre bancs de cinéma bleu marine et ses œuvres d’arts parsemées ici et là dans l’appartement, L’Envers séduit par son ambiance unique. «Nous avons reçu une violoniste de Suisse qui avait suspendu des œuvres de papier partout dans la pièce pour son spectacle, se souvient Gordon Allen dans un charmant français. Peu de bars offrent autant de latitude aux artistes.»

Concerts clandestins

Apportez votre alcool et tirez-vous une bûche; l’important, c’est de rester discret. «Tout le monde est responsable du bon déroulement de la soirée, souligne l’un des musiciens du groupe Le Monde dans le feu, Benoit Poirier. La fébrilité de la foule est plus grande pendant un spectacle clandestin.» Car les autorités pourraient mettre fin à ces concerts maison.

Le règlement municipal montréalais stipule que tout établissement réservé à un autre usage que l’habitation doit afficher un certificat d’occupation, qui coûte environ 200$. Le tout pour assurer la sécurité du lieu et vérifier que les activités qui l’animent respectent le zonage prévu par la Ville de Montréal. En 2008, l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal a comptabilisé 28 constats d’infraction relatifs au certificat d’occupation. L’amende peut s’élever jusqu’à 500 dollars pour une première offense, puis à 1000$ pour une récidive.

Étonnamment, le mouvement des scènes illicites reçoit l’appui de l’industrie traditionnelle. Le propriétaire de la Casa del Popolo et de la Sala Rossa, Mauro Pezzente, croit même que la bureaucratie mine les initiatives émergentes. «L’idéologie punk rock n’est pas dans les bureaux, elle est dans la rue», affirme-t-il. Il ne conçoit pas les salles clandestines comme une concurrence déloyale à ses commerces. «Au contraire, j’aimerais qu’il y en ait plus! Je suis beaucoup plus intéressé quand mes employés font le lancement de leur CD dans des espaces non traditionnels plutôt que dans mon bar. Il y aura toujours des gens pour venir jouer ici.» Selon Mauro Pezzente, ces salles étaient beaucoup plus nombreuses dans les années 1990. «Elles ont toutes été transformées en condos», reproche-t-il avec une pointe de nostalgie.

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