Des conserves qui conversent

Le shopdropping, phénomène artistique

Depuis le triomphe de l’œuvre Campbell’s Soup Cans d’Andy Warhol dans les années 1960, la canne de conserve est retombée dans l’anonymat des supermarchés. Mais la revoilà qui brille sous la main des adeptes du shopdropping.

 

Tomates, tomates, tomates, tomates, cervelle, tomates, tomates, toma… Stop! Retour en arrière, arrêt sur image. De la cervelle en conserve? Loin d’être un produit importé (ou de votre imagination), cette canne étrange a été placée sur une tablette d’épicerie par un adepte du shopdropping.

 

Depuis un an, les artistes du collectif Shopdropping Montréal parcourent la métropole pour accoler leurs œuvres sur des boîtes de conserve, symbole de la consommation de masse et de la standardisation industrielle. En cofondant le collectif avec trois autres artistes montréalais, la peintre Natalie Reis n’a fait qu’emboîter le pas à une activité newyorkaise déjà populaire, propulsée par Ryan Watkins-Hugues et son organisation Shopdropping.net.

 

Aussi appelé don à l’étalage, le shopdropping consiste à insérer ou à travestir un produit à l’insu des magasins et des épiceries. Souvent chargée de connotations anarchistes, cette pratique relève du paradoxe: un message anticapitaliste transmis grâce aux technologies commerciales de masse.

 

L e discours social n’est pas prioritaire pour Natalie Reis, artiste en art figuratif. «Ce qui m’intéresse avant tout dans le shopdropping, c’est cette idée que l’art soit porté vers les consommateurs au quotidien. Peu de gens prennent la peine d’aller dans les expositions et les musées, par manque de temps ou d’intérêt. C’est donc un moyen d’atteindre les néophytes.»

 

Environ une fois par semaine, la peintre égaie de ses œuvres les rayons d’épicerie, souvent au grand dam des employés qui s’y trouvent. «Nous y allons toujours en groupe de deux ou trois pour pouvoir prendre des photos, raconte Natalie Reis. Quand on se fait prendre, il y a toujours un peu de confusion. Ils croient aussitôt à un projet étudiant. J’explique que c’est de l’art, mais souvent les employés restent dans l’incompréhension.»

 

Légal, le shopdropping? Oui. À tout le moins jusqu’à preuve du contraire. Fort de sa visibilité lors de la 6e Biennale de Montréal en mai dernier, ses adeptes se sont multipliés. «L’intérêt des médias a explosé et plusieurs artistes ont décidé de rejoindre notre collectif», se réjouit l’artiste Natalie Reis.

 

Festival de cacanes

Signe que la contagion est effective: Sébastien Roy, photographe et graphiste, s’est intéressé au shopdropping après avoir aperçu une boîte de conserve trafiquée dans une épicerie près d’où il demeure. Plus tard, c’était à son tour de tenter l’expérience dans le cadre d’un concours publicitaire, en étiquetant une canne de pâtes Alpha-Getti aux couleurs de la Fondation pour l’alphabétisation. «Même si j’allais à l’encontre de l’esprit du shopdropping en ayant une démarche publicitaire, je trouvais qu’un message puissant et ironique en ressortait», explique-t-il.

 

De la publicité sur de la publicité, n’y a-t-il pas là risque de dérive? «Ça aurait été différent pour une entreprise lucrative et je n’aurais sans doute pas été à l’aise de le faire. Par contre, l’industrie alimentaire gagnerait à se doter d’un étiquetage plus original, à le diversifier et à y intégrer l’art. On pourrait miser sur des emballages à collectionner, par exemple. Et tout ça pourrait se faire de concert avec les compagnies.»

 

Un des désavantages du shopdropping, par contre, réside en la difficulté d’en mesurer l’impact. Les boîtes de conserves enjolivées trônent-elles fièrement sous le globe en verre d’un esthète conquis ou voyagent-elles déjà vers une deuxième vie aussi métallo-platonique que la précédente?

 

Impossible de le savoir. Mais pour Sébastien Roy, le but recherché est avant tout de vaincre l’inertie qui caractérise les échanges marchands. «L’important, c’est de déranger le consommateur dans sa routine, de le réveiller. On achète souvent de façon mécanique et le shopdropping travaille à perturber nos habitudes.»

 

Creuser son sillon

Les hypothèses sur les origines du shopdropping, dans les années 1960, divergent. Pour certains, ils sont l’œuvre d’anarchistes qui introduisaient des imitations de montres Rolex et des tracts dans les boutiques de luxe. Pour d’autres, ils auraient été perpétrés par des intégristes chrétiens qui inséraient des brochures moralisatrices dans des magazines gays et lesbiens.

 

Au tournant des années 2000, le shopdropping a gagné en popularité dans l’industrie musicale américaine grâce au projet Droplift, mené par Richard Holland. Les citoyens étaient encouragés à remixer des chansons et à en découper un extrait suffisamment court pour ne pas contrevenir à la loi américaine sur le fair use, qui permet un usage raisonnable des documents régis par le droit d’auteur.

 

Une fois les disques gravés et insérés dans des boîtiers personnalisés, ils se retrouvaient un peu partout dans les magasins de disques du pays. Depuis 2003, le groupe Fuzzkhan, par l’entremise de la Fondation Babyrul, encourage ces opérations clandestines en France, notamment en introduisant ses albums libres de droit sur les rayons des détaillants de musique comme la FNAC et Virgin.

 

En plus de ne toucher aucun profit, les musiciens ont mérité quelques courriels de réprimande: «[…] je vous prie de rappeler aux auteurs de ces dépôts que cette pratique, malgré sa générosité, est interdite. Notre service de sécurité pourra à l’avenir procéder à l’interpellation des personnes qui s’en rendent coupables», concluait l’un d’entre eux émis par FNAC Marseille.

 

Accessible, peu coûteux et aux multiples possibilités, le shopdropping risque fort de connaître encore de belles années. Natalie Reis et Sébastien Roy en sont d’avis. Parions que derrière l’imagination non périssable d’artistes montréalais, les vacances du Géant Vert ne fâcheront personne.

 

 

 

 

 

 

 

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