En plein hiver 1980, un homme fait livrer deux pierres de 14 tonnes au coin des rues Sherbrooke Ouest et Saint-Urbain, installe une bâche, allume un feu de bois et passe ses journées à tailler les blocs à la main, les retournant à bout de bras avec l’aide de leviers pour les manipuler.
C’est ainsi que l’artiste Dominique Rolland a créé Christian, la sculpture à l’entrée du pavillon Judith-Jasmin, surnommée « couilles du recteur » par la communauté étudiante.
« Aujourd’hui, quand je pense à ça, c’est de la débilité. C’est une innocence qui dépasse la fiction, comme un gamin. Mais une force herculéenne, et une détermination : rien qui pouvait m’arrêter », dit Dominique Rolland, 70 ans, en racontant l’histoire « impensable » derrière sa création. Le sculpteur lui a donné le nom de son frère, Christian Rolland.
« Quand j’ai décidé de devenir artiste, j’avais peut-être 10 ou 11 ans. J’avais emprunté les outils de mon frère une fin de semaine où il était sorti, et j’avais taillé une petite sculpture », se souvient M. Rolland. « Il a vu la sculpture et il m’a dit : “Tiens, Dominique, prends mes outils. Je te les donne.” »
-Dominique Rolland
Dominique Rolland s’est promis de dédier sa première œuvre publique à son frère pour lui rendre hommage. Cependant, ce dernier s’est éteint quelques années plus tard à l’âge de 23 ans, dans un accident de voiture. « C’était un artiste de grand talent », confie M. Rolland au Montréal Campus, l’air ému.
Tournant dans sa carrière
En 1979, Dominique Rolland est finissant en sculpture à l’École des Beaux-arts. Cette année-là, il reçoit l’appui de l’une de ses professeur(e)s pour créer et exposer sa première œuvre publique dans le pavillon Judith-Jasmin, dont l’inauguration est prévue le 14 septembre.
Il obtient l’accord de l’architecte du nouveau bâtiment, puis du recteur de l’UQAM, Claude Pichette. Il s’associe donc avec trois autres collègues pour créer un plan de projet de trois sculptures, dont Christian, dans l’espoir de recevoir une subvention.
Le gouvernement fédéral refuse de la lui accorder, et le jeune sculpteur poursuit ses recherches du côté des entreprises privées. C’est finalement l’assurance La Sauvegarde, du Mouvement Desjardins, qui finit par accepter de financer son projet tel que présenté.
Pour le sculpteur, Christian représente ainsi la pierre angulaire de son parcours d’artiste, mais aussi de gestionnaire. À 70 ans, M. Rolland préside actuellement le Centre des arts contemporains du Québec à Sorel-Tracy, ville dans laquelle il ambitionne d’ouvrir un complexe de cinq bâtiments pour la création artistique multidisciplinaire, un investissement qu’il estime à dix millions de dollars.
« Il va y avoir des résidences d’artistes, des restaurants, des salles d’exposition pour les musées d’État, des ateliers d’art public où les artistes de partout à travers le Québec réaliseront leurs sculptures monumentales, intégrées à l’architecture », affirme-t-il avec enthousiasme.
M. Rolland se présente comme un « passionné » de la sculpture, qui est une question de « survie » pour lui : « Regarde, coup après coup, ce que tu peux créer avec une pierre. Puis, la pierre, elle te répond. Elle te parle. »
Christian, la sculpture mal-aimée
Le septuagénaire qualifie sa création de « viscérale ». Des mouvements étudiants se sont servis de Christian comme paratonnerre de leurs contestations, selon M. Rolland. « À un moment donné, ils ont mis du goudron dessus, des plumes, toutes sortes de choses. »
Paratonnerre des étudiant(e)s, œuvre martyr, bouc émissaire… Voilà quelques surnoms que l’artiste attribue à sa sculpture mal-aimée. « Et donc ils l’ont appelée : “les couilles du recteur”. »
Il veut inviter le public à percevoir plutôt une forme organique, comme « un jello » posé sur deux pieux orientés de façon opposée, tordant la masse.
« [Maintenant] imaginez : au milieu, je donne un gros coup de poing. Pfffut ! Donc, je pousse la matière », décrit-il en mimant le geste.
« J’ai sculpté l’idée d’une forme qui converge vers une pression, une dynamique vers l’intérieur, poursuit M. Rolland, action, réaction. »
Il souligne avoir été touché, à l’époque, par les actes de vandalisme commis par la communauté, lui qui était aussi un étudiant qui a dû « prendre son destin en main » pour réussir à vivre de son art. Selon lui, les gens « n’ont pas pensé que cette œuvre-là est, au contraire, le symbole de la persévérance de l’étudiant qui perce le système ».
Malgré tout, M. Rolland soutient que la structure Christian est devenue une icône que la population uqamienne s’est appropriée. « Un artiste professionnel, son art ne lui appartient pas, il appartient au public, et c’est la réaction du public qui fait que cette œuvre-là va vivre et passer à travers le temps », croit-il.
Laisser un commentaire