Dans le milieu de la restauration, les employé(e)s au service sont vulnérables au harcèlement et aux agressions sexuelles. L’omniprésence de l’alcool, le manque de réglementations et la culture de l’impunité dans le milieu composent un cocktail risqué pour les employé(e)s qui y goûtent.
« J’avais 17 ans et j’étais malheureuse, mais pas quand j’étais au travail. C’était vraiment mon échappatoire », se rappelle Rosalie*, qui a maintenant 22 ans. À l’époque, elle travaillait comme aide-serveuse dans un restaurant branché de la région de Montréal depuis environ un an.
Un soir, après le service, Rosalie et une douzaine d’autres membres de l’équipe étaient réuni(e)s autour du bar. « Les clients étaient partis, mais Jeff était là. […] C’était un client régulier, fin cinquantaine, début soixantaine, vraiment très gentil », se souvient-elle.
Jeff s’est mis à payer des verres aux employé(e)s, y compris à Rosalie : « Je n’étais pas habituée de boire à ce point-là », raconte la jeune femme. Après un moment, elle s’est levée pour aller à la salle de bain ; Jeff lui a emboîté le pas. À l’abri du regard des autres, Jeff l’a agressée.
Prétextant avoir ses règles, Rosalie s’est échappée et réfugiée dans la salle de bain. Quand Rosalie est finalement sortie, elle est allée voir son gérant, en qui elle avait confiance. « Je lui ai juste dit “Jeff “, et il a tout de suite compris », se souvient-elle. Le propriétaire a immédiatement donné la facture au client et lui a dit de ne plus revenir.
« Fais juste l’ignorer »
Deux ans plus tard, le gérant du restaurant avait cédé sa place à une ancienne serveuse. C’est alors que Jeff a recommencé à fréquenter le restaurant régulièrement.
Un soir, Rosalie s’est assise avec sa gérante pour lui raconter ce qui s’était passé deux ans plus tôt, et lui demander son aide. « Je ne voulais plus qu’il vienne », dit-elle. La réaction de sa gérante s’est avérée loin de ce que Rosalie espérait. « Sa réponse a été : “Ben là ma chérie, quand ce gars-là vient, il dépense 200$ par soir et il vient tout le temps. Fais juste l’ignorer” », cite-t-elle. Rosalie a accepté cette décision à contrecœur, évitant Jeff lorsqu’il venait et refusant toujours de le servir.
La jeune femme garde un souvenir douloureux de la réaction de sa gérante. « Le fait qu’une femme ridiculise et minimise ce qui m’était arrivé, ça m’a vraiment choquée, et ça m’a fait de la peine », confie-t-elle.
Aujourd’hui, Rosalie déplore le fait qu’il existe peu de ressources pour les employé(e)s du milieu de la restauration. « Il n’y a pas de syndicat, pas de département de plaintes, pas de psychologue. […] Personne n’est là pour nous protéger », dénonce-t-elle.
Un problème structurel
Noémie André, intervenante au Groupe d’aide et d’intervention sur le harcèlement sexuel au travail de la province de Québec (GAIHST), fait le même constat que Rosalie. « Dans le milieu de la restauration, les employés sont particulièrement vulnérables », explique-t-elle. Les horaires nocturnes, le rythme effréné du travail et la proximité aux client(e)s et le manque d’encadrement créent un contexte propice au harcèlement et aux agressions sexuelles, d’après l’intervenante. Les abus peuvent provenir autant des client(e)s que d’autres employé(e)s.
« Personne n’est là pour nous protéger. » – Rosalie
La présence constante de l’alcool dans le milieu de la restauration est un facteur important, selon Noémie André. « Faire la fête, c’est toujours une partie de l’ambiance, donc les dérapages sont plus fréquents et souvent banalisés », ajoute-t-elle. C’est un problème que remarque également Rosalie. « On est souvent confrontés à des situations où les gens sont soûls. […] Toutes les raisons sont bonnes pour boire juste un peu trop et dépasser les bornes », ajoute-t-elle.
D’après des statistiques fournies par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) concernant le milieu de la restauration, seulement 28 personnes auraient formellement porté plainte pour harcèlement sexuel en 2020, contre 33 en 2019 et 19 en 2018. Dans le même milieu, seulement 10 lésions professionnelles pour agression sexuelle et viol ont été acceptées entre 2016 et 2020.
Vers des conditions plus sécuritaires
Une solution peut être la syndicalisation, comme l’ont fait les restaurants tels que St-Hubert et Aux Vivres. « Ton syndicat est censé t’aider dans tes démarches et te représenter quand tu fais une plainte. […] C’est une protection supplémentaire », explique Noémie André. Étant donné que les étapes pour porter plainte peuvent être difficiles, la présence d’un syndicat garantit un soutien et un accompagnement pour l’employé(e) qui décide d’entreprendre de telles démarches. Toutefois, le nombre de restaurants qui se tournent vers la syndicalisation est faible, au Québec comme ailleurs dans le monde.
Or, un syndicat ne règle pas tout en matière d’agressions et de harcèlements sexuels, d’après Noémie André. « Il y a certains problèmes qui relèvent beaucoup plus de questions d’éducation et de sensibilisation », souligne-t-elle. L’intervenante ajoute que les gestionnaires de restaurants sont rarement formé(e)s pour répondre à ce genre de plainte. « Disons que tu as été serveur ou serveuse pendant 20 ans, on te donne un poste de gestion, mais sans te former adéquatement. […] Être au service, c’est pas la même chose que de gérer des équipes! », déclare-t-elle. Selon l’intervenante, des changements s’imposent autant dans la structure que dans la culture du milieu.
Depuis la vague de dénonciations de l’été 2020, Noémie André affirme que l’intérêt des gestionnaires de restaurants à prévenir les violences à caractère sexuel a augmenté. « Pour nous, le nombre de sessions [de sensibilisation] a vraiment explosé depuis cet été là », affirme-t-elle.
Aujourd’hui, Rosalie est serveuse dans un autre restaurant. Elle affirme s’y sentir plus en confiance, mais elle insiste : le monde de la restauration a encore du pain sur la planche pour assurer la sécurité de ses employé(e)s. « C’est important de savoir que s’il arrive quelque-chose, on va être protégé(e)s. […] C’est ça qui donne la force d’imposer ses limites et de les défendre », conclut-elle.
*Prénom fictif pour préserver l’anonymat
Mention photo Manon Touffet | Montréal Campus
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