Apostropher les morts

Lorsqu’un auteur laisse en deuil une démarche créatrice entamée, la publication devient beaucoup plus ardue. Volonté artistique, mise en marché et partage des connaissances se chevauchent dans un cafouillis testamentaire bien loin de l’inoffensif manuscrit.

Kafka avait fait jurer à ses comparses de brûler tous ses écrits à son décès. Ils ont décidément failli à leur promesse, puisque nombre de ses ouvrages ont été rendus publics après sa mort. Aujourd’hui, la publication d’œuvres posthumes fait face à d’autres contraintes que l’unique pudeur de l’artiste, tant légales, artistiques que morales.

Lorsqu’une œuvre est publiée après le décès de son auteur, elle est prise en charge par ses héritiers. Ils disposent des droits d’auteur, mais doivent décider avant tout s’ils la publient ou non, en fonction de la volonté du défunt. Pour François Hébert, éditeur aux Herbes Rouges, s’il y a une personne mieux placée pour comprendre l’œuvre, bien avant le successeur de l’auteur, ce serait l’éditeur. «C’est l’héritier qui entame les démarches, mais c’est l’éditeur qui tranche.» Bien souvent, ce dernier a suivi l’artiste au fil de ses publications. Il n’en reste pas moins qu’à chaque manuscrit, son combat. D’abord, tout dépend de l’état d’achèvement. «C’est une question de respect pour l’auteur.» Si une œuvre est incomplète, il est bien entendu impossible de la compléter, sauf grâce à une préface ou à un épilogue.

Frédéric Thibaud, enseignant en littérature, théâtre et cinéma au Collège de Maisonneuve, considère que les héritiers sont bien souvent les moins bien placés pour faire honneur à la démarche artistique de l’auteur. «Bien souvent ce qui les motive, c’est de toucher l’héritage. D’ailleurs, c’est très difficile de savoir la portée que voulait avoir l’artiste. L’œuvre échappe toujours un peu à l’auteur lui-même.» En ce sens, nul ne peut prétendre être garant de ce que voulait initialement l’auteur, à moins qu’il n’ait laissé des directives bien claires.

S’il ne dresse pas noir sur blanc ses legs littéraires, Bertrand Laverdure, poète montréalais, conserve toutes les traces de ses écrits. «En travaillant comme documentaliste pour une société d’histoire à Montréal, j’ai été fortement sensibilisé à la pertinence de tout garder ce qui concerne la pratique d’un métier à une époque donnée», explique-t-il. La pudeur n’est pas de mise pour ce testament hétéroclite. «En ce qui a trait à mes fonds de tiroir, les gens feront bien ce qu’ils veulent avec, si ça peut avoir un intérêt quelconque», ajoute-t-il humblement.

Tous s’entendent pour dire que la publication d’œuvres posthumes doit se décider au cas par cas. Les Éditions du Boréal publieront le 15 novembre prochain Le camp des justes, de Gil Courtemanche, décédé en août dernier. Le livre comportera un extrait inédit de quarante pages sur la problématique de l’immigration illégale. S’ajoutera un assemblage de plusieurs de ses chroniques déjà parues dans le quotidien montréalais Le Devoir. «Peut-être bien que c’est un assemblage auquel l’auteur n’aurait pas pensé lui-même», admet l’éditeur François Hébert. Les quarante pages n’auraient probablement pas pu être publiées à elles seules, puisque le récit est inachevé.

Nelly Arcan est un exemple à part. Les circonstances de sa mort ont laissé autant de manuscrits que de vérités incomplètes. «Son talent est incontesté et il s’inscrit dans une vie littéraire limitée dans le temps», exprime Frédéric Thibaud. De là s’observent des écrits figés dans la temporalité. «Les morts ont toujours raison parce qu’ils décèdent soudainement. Alors on mesure, on invente l’impact que l’artiste aurait pu avoir.» Le poète Bertrand Laverdure ne croit toutefois pas que le suicide de Nelly Arcan ait glorifié l’ensemble de son œuvre. «Je rapprocherais son cas de celui de Romain Gary. Savoir que cet auteur respecté par les lecteurs et par les universitaires s’est suicidé change-t-il quelque chose à la perception de son œuvre ? Oui, certes, mais pas au point d’y ajouter de la gloriole.» Bien que l’envie d’entrer dans une logique de psychanalyse ou de philosophie puisse être forte dans de tels cas, visiblement, les vrais férus de littérature n’y verraient généralement pas plus qu’une «mise en relief d’un drame qui va teinter l’œuvre», selon le poète.

Avoir le mot juste
La loi sur les droits d’auteur est en constante évolution depuis plus de 200 ans, explique Me Marcel Lacoursière, avocat en droit de l’information et des affaires. «On parle d’une œuvre du moment où l’on accouche d’une idée sur papier», explique le juriste. Si les critères législatifs sont nébuleux quant à ce qui est considérable en matière d’art, la nature même d’une œuvre n’entre pas en ligne de compte. «De toutes façons, qui peut décider quel contenu aurait plus d’importance qu’un autre? Ça change d’une personne à l’autre. Je ne vois pas pourquoi la loi se donnerait ce droit ni comment elle pourrait y trouver un équilibre.»

Pour l’heure, si équilibre il y a, il réside dans la durée de la protection accordée aux écrits. Dans le cas des œuvres posthumes, les droits d’auteur s’appliquent pendant les 50 années suivant le décès de son créateur. «Le but des droits d’auteur, c’est d’accorder une valeur économique à l’œuvre en question. Il faut également que la population y ait accès dans une perspective d’universalité, de partage des idées », précise Me Lacoursière. Entre alors en jeu un paradigme plus grand, celui de la diffusion versus la propriété intellectuelle. «Le 20e siècle a cristallisé le fait qu’une idée appartient nécessairement à quelqu’un», poursuit Frédéric Thibaud, dans le milieu de l’enseignement depuis une quinzaine d’années.

Ultimement, l’auteur peut difficilement apposer ses contraintes avant de s’éclipser, ni veiller à la fidélité des héritiers et de l’éditeur au moment de publier. L’écrivain Bertrand Laverdure est d’avis que la trahison est inévitable. «La meilleure façon de contrôler ce que l’on publiera de nous après notre mort est de ne rien conserver et de tout brûler. Sinon, de toute manière, nous serons trahis, après notre mort, de quelque façon que ce soit.»

Photo courtoisie: Dominique Thibodeau

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