Projections de films clandestines
À l’heure du cinéma maison en solitaire, des passionnés invitent le public à se rassembler dans leurs appartements pour partager un bon film.
Plateau Mont-Royal, un vendredi soir. Une porte s’ouvre sur un appartement vide. C’est pourtant la bonne adresse. Perplexes, les cinéphiles entrent en grappes. Tout au bout du couloir, une large cour se dessine peu à peu. C’est là, devant une clôture de bois drapée de blanc en guise d’écran, que des dizaines de curieux se rejoignent chaque semaine pour savourer gratuitement les films des soirées Cinequanon.
Au menu : des classiques du septième art. Mais attention, pas n’importe lesquels! «Pas plus d’un film sur quatre est nord-américain», indique l’hôte Timothy Kelly. L’Australien d’origine propose plutôt des œuvres cultes dans son pays, mais pratiquement inconnues en Amérique du Nord, comme El Topo, Old Boy ou Akira. «En Australie, on est saturé de cinéma asiatique et européen. Ici, c’est le cinéma américain qui monopolise tout.»
Pourquoi inviter des inconnus à s’agglutiner devant un écran chez soi? «J’aime voir certains films seul devant mon ordinateur, mais il y en a d’autres qui gagnent de la saveur quand on les regarde entassé sur un sofa avec des amis», répond Sebastian Cowan, qui organise lui aussi des visionnements ouverts au public depuis janvier 2008. Le tout a commencé un peu par hasard, lorsqu’il a aménagé dans son appartement le lab.synthèse, un espace où il organise régulièrement des spectacles multidisciplinaires. «Je me suis dit: j’ai tout l’équipement pour faire des projections, pourquoi ne pas en profiter? Ça cadre dans notre envie de former une communauté.» Depuis, le lab.synthèse propose tous les lundis soirs des œuvres cultes et tordues, comme The Conversation ou Blow Up.
Le lab.synthèse et Cinequanon rassemblent tous deux une cohorte de fidèles qui reviennent chaque semaine et s’impliquent même dans la programmation. Ceux-ci sont informés par Facebook du contenu de la projection à venir. Cinequanon prendra toutefois une pause cet automne afin de dénicher un lieu de projection intérieur pour l’hiver.
Chaudes soirées d’été
Ces rassemblements rappellent les débuts du cinéma. «Les visionnements se déroulaient dans des salons et des cafés, et le public ne se gênait pas pour réagir tout haut, raconte Paul Tana, professeur de cinéma et directeur de la Chaire René-Malo en cinéma et stratégies de production culturelles à l’UQAM. C’était des spectacles populaires que l’élite percevait comme quelque chose de presque suspect.»
Les soirées de Timothy et de Sebastian sont peut-être les premières du genre à Montréal. «C’est une initiative culturelle qui appartient à une nouvelle génération», estime Paul Tana, qui rappelle que le Québec n’est pas traditionnellement porté vers les rassemblements. «En Europe, les places publiques sont souvent le théâtre de projections cinématographiques. Par contre, elles ont une connotation essentiellement estivale et commerciale. Au Québec, ce genre d’événement est plus rare, et le cinéma extérieur se déroule plutôt dans les ciné-parcs, chacun dans son automobile.»
Fruit du hasard ou fait significatif, Timothy et Sebastian ne sont pas nés dans la Belle Province. Ils se sont installés à Montréal pour ses loyers à bas prix, qui leur offrent plus de liberté et leur permettent de louer de grands appartements propices aux représentations et aux concerts maisons. «En fait, la communauté cinématographique à Montréal est loin d’être aussi en santé que sa scène musicale, observe Timothy. Pourtant, c’est un endroit génial pour un cinéaste!»
Les initiatives des deux jeunes hommes feront peut-être leur bout de chemin. «Il y a eu une histoire semblable aux États-Unis, se souvient Paul Tana. Des gens se réunissaient dans le salon d’un écrivain et se racontaient des histoires tour à tour, jusqu’à ce que le concept soit repris à la Radio Publique Nationale.» D’ailleurs, les soirées Fantasia, SPASM, Douteux.org et Total Crap, maintenant bien établies dans des salles et des bars à Montréal, ont toutes débuté entre amis.
Du kung-fu dans ta cour
Le lab.synthèse et Cinequanon ont connu une popularité immédiate. «Pour notre première projection, on avait préparé vingt-cinq chaises, mais une soixantaine de personnes se sont pointées, raconte Timothy. Là-dessus, on en connaissait quinze! Par contre, on n’a jamais eu de problème. Les gens à Montréal sont particulièrement respectueux. Quand on est généreux avec eux, ils le sont en retour». Même son de cloche au lab.synthèse, à un détail près. «Quelqu’un a déjà défoncé une partie de notre mur pendant une de nos soirées, relate Sebastian Cowan. Le lendemain, il nous a contacté pour s’excuser et venir le réparer.»
Entendre soixante personnes s’exclamer devant un étrange film de kung-fu ne plait pas à tous les voisins. Timothy Kelly admet qu’il reçoit parfois des plaintes pour bruit, mais il ne s’en formalise guère. «Les policiers ont déjà déboulé pendant une scène de brutalité policière du film La Haine!» rigole-t-il.
Laisser un commentaire