Confessions d’un dandy repenti
De passage à Paris, Montréal Campus s’est lancé dans le street styling, à sa manière. Le journal a troqué l’œil du photographe contre la plume du journaliste. Portrait d’un Parisien déambulant dans la capitale à la mode 1900.
Les rues de Paris sont chargées d’histoire. À un tel point qu’il arrive parfois d’y croiser des fantômes du passé. Denÿs est l’un d’entre eux. Denÿs? Il s’est lui-même renommé ainsi en référence à Pierre Louÿs, un auteur symboliste de romans érotiques et décadents de la fin du XIXe siècle. Le jeune homme de vingt ans voue un culte aux dandys d’avant-guerre, à leur élégance comme à leur vision de la société. «On dit que la modernité c’est cool, mais c’est parce qu’on baigne dans l’ancien et, ça, on ne l’a pas compris», siffle-t-il, affligé, dans ses habits d’époque.
Loin des chandails troués, des leggings moulants et des amples pantalons taille basse de la mode d’aujourd’hui, il aime se promener la badine sous le bras, dans son ensemble 1900, cintré et parfaitement ajusté. «Avant, le vêtement était pensé comme une seconde peau et ça paraît tout à fait logique. Aujourd’hui, tu portes des trucs en polyester et tu as l’air d’un sac», s’indigne-t-il.
Dans son appartement du Ve arrondissement, la revue de sa garde-robe, fruit de longues fouilles aux puces de Paris, prend des allures d’exposé. Entre ses faux-cols et ses chemises à plastron qu’il amidonne lui-même, afin de les rendre aussi rigides que du carton, les anecdotes sur ses gilets ou ses bottines à boutons dorés de 1902 s’enchaînent. «Quand tu as porté du drap de laine cardé, crois-moi, tu ne peux plus rien aimer d’autre», assure l’étudiant en histoire de l’art, spécialité histoire de la mode et du costume, forcément.
Appuyé sur l’établi de sa cuisine, non loin d’une bouteille de sa limonade préférée – une recette artisanale de 1895 – Denÿs peste contre la société d’aujourd’hui. «On ne produit plus rien, on vend des services et toutes nos richesses sont virtuelles.» L’air désabusé, il envie les Français de la fin du XIXe siècle, qui ont eu la chance de vivre une période de paix et d’effervescence avec quatre expositions universelles à Paris en moins de 35 ans.
Dans sa bibliothèque trône son œuvre préférée: une édition de 1901 d’À Rebours, de Joris-Karl Huysmans, la bible du dandysme à ses yeux. Ce dernier fut la source d’inspiration du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, roman qui a amené Denÿs à se comporter en dandy. «Le dandysme est une véritable idéologie», clame-t-il, avant de citer le début d’À Rebours, qu’il connaît par cœur. «”Il faut que je me réjouisse au-dessus du temps…, quoique le monde ait horreur de ma joie, et que sa grossièreté ne sache pas ce que je veux dire.” Magnifique, non?»
Autour d’un verre d’absinthe – une recette originale de 1900 – pour détendre l’atmosphère, Denÿs raconte à regret que le dandysme lui a aussi fait toucher le fond. «Je me promenais avec À rebours sous le bras. J’avais un dédain stérile. J’ai raté mon année et j’en avais rien à foutre, rien.» Des dépenses folles qui l’ont endetté et un épisode dépressif violent lui laissent un souvenir désagréable de cette époque. Pour lui, le dandy a le sentiment de ne pas être dans le bon monde et en est quasiment malade. «L’exemple classique du dandy du XIXe siècle est le jeune homme de la campagne qui arrive à Paris pour étudier avec les économies de ses parents. Sauf qu’en un rien de temps, il claque tout en menant une vie d’un luxe et d’un faste outrageant. Alors il s’endette, puis il se suicide.» Cela expliquerait selon lui le paradoxe fondamental de ses prédécesseurs: malgré un fort esprit critique, un souci profond de l’esthétisme et un certain élitisme, les dandys se veulent totalement inutiles et ne vivent que pour eux, dans un hédonisme total. «Le dandy est un météore, il se consume lui-même en illuminant le monde», illustre-t-il, une pointe d’admiration dans la voix.
Pour Denÿs, être dandy n’est plus possible de nos jours; le déroulement de l’histoire les a tués. Selon lui, la Première Guerre mondiale a fait ressurgir les idéaux du Premier Empire de Napoléon, avec la notion de surhomme. «La mode de 1930 est celle des épaules hors-normes qui donnent une carrure exagérée, et on est toujours dedans.» Avec la Seconde Guerre mondiale, les régimes fascistes ont ensuite cherché à supprimer tout individu différent des normes établies, alors que les dandys faisaient tout pour se faire remarquer. Puis, à la suite du conflit, chacun devait participer à l’effort de reconstruction. Et jusqu’à aujourd’hui, la vision politique d’après-guerre est d’augmenter constamment la productivité. «On ne parle que de croissance. Comment pourrait-on accepter des gens qui assument et revendiquent leur stérilité et leur improductivité? Non, les dandys sont tous morts», constate-t-il, un brin amer.
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