Nous avons parlé de féminisme. Je vous ai dit que j’aimerais accomplir une fraction seulement de ce que vous avez fait pour la cause. Vous m’avez répondu avec une franchise déconcertante, la voix remplie d’espoir : « tant mieux, il en reste beaucoup à faire. »
Je me suis assise à mon bureau, pensant que j’avais adéquatement préparé mon entrevue avec vous, Janette Bertrand. Je voulais vous laisser parler, vous laisser me raconter, vous laisser m’apprendre, j’avais donc des questions plutôt génériques en main. Finalement, c’est vous qui m’avez interviewée…
Encore sous le choc, je venais de discuter 45 minutes avec Janette, celle avec un grand J. Pourtant, j’avais un goût amer.
Toutes mes questions m’avaient été retournées d’un coup droit. Non seulement retournées, mais gentiment démontées.
Après ce revers, je ne me sentais plus d’attaque pour pondre quoi que ce soit. J’avais perdu ma fougue. Je venais de fondre en me rendant compte que je n’étais pas de taille pour jouer dans la ligue des grand(e)s.
La cerise sur le gâteau : je regardais les larmes couler sur mes joues en pensant que vous deviez me trouver stupide.
Puis, je me suis souvenu de tous ces passages de votre livre Ma vie en trois actes, dans lequel vous défendez les pleurs, les échecs, l’apprentissage et l’acceptation. Tous ces passages dans lesquels je me suis sentie comprise, vue et acceptée d’avoir des limites, de ne pas tout savoir et de ne pas tout réussir du premier coup. J’ai souri.
« L’échec est nécessaire si tu veux avancer, Eve », m’aviez-vous dit quelques minutes plus tôt. Ce que j’admire chez vous, Mme Bertrand, c’est la persévérance et la vulnérabilité dont vous avez fait preuve pour en arriver là où vous êtes aujourd’hui.
Sans le savoir, vous m’avez consolée en cette même journée de décembre. Si vous avez déjà pensé ne pas être de taille, alors nous devons être plusieurs à se remettre en doute aussi.
Trois pas en avant, un pas en arrière
Aujourd’hui, vous avez 100 ans. Lors de notre appel, vous m’avez dit : « parce que j’ai 100 ans, on me fait des compliments et je les prends. Je récolte ce que j’ai semé. »
Avec tout le respect que j’ai pour vous, permettez-moi de vous contredire. Ce n’est pas « parce que vous avez 100 ans », mais parce que vous changez les choses au Québec depuis 1940 et vous continuez à le faire, huit décennies plus tard. Et pour ça, vous dire merci serait le pire euphémisme que je puisse utiliser.
Avec la montée du masculinisme, le recul des droits des femmes au Moyen-Orient, les enjeux concernant l’accès à l’avortement aux États-Unis, l’extrême droite qui se répand de plus en plus, les droits que nous croyions acquis sont à nouveau menacés. Dur rappel que rien n’est pour toujours.
Comme plusieurs femmes, jeunes et moins jeunes, j’ai eu le courage de prendre la parole grâce à vous. De déranger, de parler fort, de dénoncer le sexisme si durement ancré dans la socialisation des jeunes. « Une femme vaut autant qu’un homme », vous dites. Malheureusement, c’est encore quelque chose à défendre, mais nous sommes prêtes. Vous pavez la voie du changement social depuis un siècle.
Et puis, il n’y a pas que les femmes. Vous avez également aidé les hommes à se défaire de cette image d’homme fort au cœur de pierre. Ce n’était pas compatible avec le bonheur à long terme et vous l’avez senti, comme plusieurs à l’époque. La différence, c’est que vous en avez parlé. Comme à chaque fois.
Accepter la différence des autres était le but de votre vie, m’avez-vous confié. Avec les réseaux sociaux vient son lot de problèmes qui semblent vous préoccuper.
Selon vous, l’anonymat permet plus facilement de s’attaquer à l’intégrité de quelqu’un et ce phénomène exacerbe la division et le manque de dialogue. C’est un frein à l’acceptation, parce qu’on ne prend pas assez le temps de comprendre.
Sachez que votre mise en garde n’est pas tombée dans l’oreille d’une sourde. Votre sagesse et votre modernité ne sont pas passées inaperçues avec les années, Mme Bertrand.
Je suis bien consciente que je n’ai pu suivre qu’une fraction de tous vos accomplissements de mon vivant. Certain(e)s pourraient dire que je n’ai pas la vision d’ensemble, que je n’ai pas lu tous vos ouvrages, que je n’ai pas regardé toutes vos émissions. Ils et elles n’auraient pas tort. Cependant, c’était assez pour me sensibiliser, m’apprendre, me toucher, me faire cheminer. C’était assez pour me faire réfléchir et c’est ce qui compte.
Je vous souhaite donc un joyeux anniversaire, Janette Bertrand. Vous serez toujours comme une vieille amie dans mon esprit et une référence de bonté dans mon cœur.
Laisser un commentaire