Ce texte est paru dans l’édition papier du 30 mars 2023.
Depuis toujours, ma sœur rêve de danser dans les plus grands ballets du monde. Au fil de sa formation, je l’ai vue accumuler blessures et rendez-vous chez la physiothérapeute. Son cas est loin d’être isolé. Pourquoi les blessures sont-elles si fréquentes dans le milieu de la danse professionnelle et préprofessionnelle ? En quête d’explications, j’ai rencontré des danseurs et des danseuses qui dénoncent une industrie les poussant à dépasser les limites de leur corps.
Depuis qu’elle a trois ans, l’étudiante en danse Anne-Frédérique Charland a subi six blessures majeures, notamment au dos et aux jambes. Au cours de son adolescence, la jeune ballerine a dû prendre une pause d’un an afin de reposer son corps. Durant cette période, elle a manqué plusieurs évaluations et spectacles. Cette blessure majeure la suivra toute sa carrière, puisque les compagnies de danse peuvent accéder aux dossiers médicaux de leurs artistes.
« On te dit que la clé pour ne pas être blessée, c’est le repos, mais tu n’as jamais le temps de te reposer », dénonce Anne-Frédérique Charland. Comme le milieu de la danse est axé sur la performance, certains enseignants et certaines enseignantes poussent les artistes jusqu’à l’épuisement. Ce surmenage mène inévitablement à des blessures. La danseuse professionnelle Diana León précise que, souvent, dans les compagnies de danse, « on va t’encourager à continuer à danser et à tolérer la douleur ».
« Au soccer, le joueur va se rouler par terre pour demander la faute. En danse, c’est tout l’inverse. Dès que tu montes sur scène, tu dois cacher ta douleur », renchérit-elle.
Les danseurs et les danseuses préprofessionnel(le)s sont plus à risque de subir des blessures comparativement aux autres jeunes athlètes. C’est ce que révèle une étude menée en 2014 par une équipe de médecins et de biologistes qui ont observé pendant un an des danseurs et des danseuses de grandes écoles de ballet de Londres. D’après leurs conclusions, le taux de blessure s’élevait à 76 % parmi les artistes étudié(e)s, et 72 % de ces blessures étaient causées par une surutilisation.
« En tant que danseuses, on est fortement liées à notre métier identitairement, alors on subit une perte d’identité quand on ne peut pas faire ce qu’on est habituées de faire tous les jours », relate Diana León, qui a vécu une blessure majeure à la cheville à l’âge de 16 ans.
Lorsqu’un danseur ou une danseuse ne peut plus pratiquer son art, il ou elle doit faire un recours à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) pour une blessure au travail, comme dans n’importe quel corps de métier. Cette démarche est épuisante compte tenu de la fréquence des blessures.
Diana a souvent vu des danseurs et des danseuses se faire refuser ce recours : dans l’espoir de pouvoir continuer à performer tout en étant blessé(e)s, ils et elles ont attendu trop longtemps après le moment de la blessure avant de formuler une demande.
Même si les services de trois physiothérapeutes sont accessibles deux fois par semaine aux Grands Ballets Canadiens, les mesures en place ne sont pas suffisantes pour ces professionnel(le)s. Par ailleurs, la compagnie de danse des Ballets Jazz de Montréal n’offre aucun service de physiothérapie.
Et c’est sans compter les pigistes, qui doivent faire leurs propres démarches pour accéder à des services. « Comme danseuse indépendante, tu as très peu de moyens et une séance de physiothérapie coûte très cher [100 $ pour une heure au moins], alors tu te soignes comme tu peux pour ne pas manquer le prochain rôle ou la prochaine opportunité », précise Diana León.
Anne-Frédérique Charland et Diana León sont claires : un meilleur soutien financier et des mesures de prévention des blessures s’imposent dans le milieu de la danse. À l’heure actuelle, des artistes sont forcé(e)s de mettre fin à leur carrière avant la fin de la trentaine, déplorent-elles.
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