La liberté académique en constante négociation

En collaboration avec le magazine à vocation internationale L’Apostrophe, le Montréal Campus vous présente un dossier spécial sur les études postsecondaires au Canada et aux États-Unis. Pour voir tout le contenu de ce dossier, consultez le site Internet du Montréal Campus et celui de L’Apostrophe.

En 2020, l’incident à l’Université d’Ottawa, où une professeure a utilisé le « mot en n » durant un cours, a relancé le débat sur la liberté académique. Les impacts de cette controverse se font toujours ressentir deux ans plus tard dans les établissements postsecondaires du pays. Des controverses entourant la liberté académique ont également fait grand bruit dans les universités américaines. 

À la suite de l’incident à l’Université d’Ottawa, qui a mené à la suspension de Verushka Lieutenant-Duval, une « panique morale » amplifiée par les médias s’est infiltrée dans les universités, d’après Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal. Il défend que les controverses comme celle de l’Université d’Ottawa, souvent surmédiatisées, sont des cas isolés.

« Quand il y a eu l’affaire à l’Université d’Ottawa, je n’enseignais pas durant cette session-là, mais j’enseignais à la prochaine [session] le cours de féminisme et d’antiféminisme. Je me suis dit : “Je suis fait, il n’y a pas de cours où il n’y a pas d’enjeux problématiques.” », se souvient-il. 

Malgré ses craintes, M. Dupuis-Déri n’a pas changé sa façon d’enseigner le contenu dans ses cours. 

En réponse aux événements de l’Université d’Ottawa, l’Assemblée nationale a adopté en juin 2022 le projet de loi 32 qui a pour but de mieux protéger la liberté académique dans le milieu universitaire, une première au Canada. 

Cette loi stipule que les universités doivent se doter d’une politique interne portant sur la liberté académique et nommer une personne responsable d’appliquer ces mesures. Si une politique n’est pas jugée conforme par le ministre de l’Enseignement supérieur, ce dernier se réserve le droit d’y apporter les correctifs nécessaires.

Ailleurs au Canada, tout comme aux États-Unis, la liberté académique est plutôt gérée par les universités et protégée par les conventions collectives des enseignants et des enseignantes. Seule la liberté d’expression est encadrée par la Loi. 

« Les deux incidents dans les universités ici ont eu lieu dans des cours sur des sujets plus sensibles comme le racisme, le féminisme, la religion, par exemple », illustre M. Dupuis-Déri, en faisant référence aux événements survenus à l’Université Ottawa et à l’Université Concordia. 

En 2020, une professeure de l’Université Concordia a reçu des plaintes après avoir présenté l’œuvre de Pierre Vallières à sa classe en prononçant le « mot en n » à deux reprises.

Des obstacles politiques 

Aux États-Unis, la liberté académique est fragilisée par des pressions politiques, souligne M. Dupuis-Déri. La droite détient une plus forte capacité de censure que la gauche, note le professeur. 

Le cas d’Audrey Truschke, historienne spécialiste de l’Asie du Sud et professeure associée à l’Université Rutgers – Newark au New Jersey en est un exemple. « La plupart de mon travail pourrait être considéré politiquement litigieux. C’est pour cette raison que je suis la cible, ainsi que d’autres chercheurs, d’attaques depuis 2015 », raconte celle qui aborde le nationalisme hindou dans ses cours. 

La professeure dit être ciblée par des groupes nationalistes hindous, en Inde et aux États-Unis, puisqu’elle aborde la matière « avec un langage plus progressiste ». Le fait d’enseigner une histoire ne faisant pas partie de sa culture pourrait aussi expliquer cette animosité, croit-elle. 

De mars à mai 2021, les attaques sont devenues plus virulentes et violentes. « C’était beaucoup sur les réseaux sociaux. Ma famille et moi avons reçu des menaces de mort, on me menaçait de me violer. […] C’était incroyablement difficile », se souvient Mme Truschke. 

Pendant cette période, des pétitions ont circulé, demandant à l’administration de l’université de censurer le contenu de ses cours et de renvoyer l’historienne. 

Soutenue par l’administration et par plusieurs de ses collègues, la professeure n’a pas été sanctionnée. « J’ai probablement été plus protégée parce que Rutgers est une université publique et est située dans un État progressiste. Puis à l’université, nous n’avons pas beaucoup de donateurs, donc il y a moins d’opportunités d’influence », explique-t-elle. 

D’après Keith Whittington, professeur de politique à l’Université de Princeton au New Jersey, de plus en plus de professeur(e)s aux États-Unis se censurent en classe, mais le phénomène est difficile à quantifier. « Le corps professoral fait plus attention aux réactions des étudiants. Certains changent leurs façons d’enseigner pour éviter la controverse. On voit aussi de la censure dans la recherche qui est moins bien protégée par la liberté académique », observe-t-il. 

Dans le monde de la recherche universitaire, ce sont plutôt le corps professoral et les chercheurs et les chercheuses qui exercent de la pression sur leurs pairs, selon M. Whittington. « Certains ne seront pas invités à des conférences, car ils sont mis sur une liste noire. Leurs études peuvent aussi ne pas être publiées », relève-t-il. 

Les oublié(e)s du débat 

« Sur les enjeux de la liberté académique, on a beaucoup le point de vue des professeurs. On aborde moins à quel point ça touche les étudiants », constate Leilah B. Da Costa, présidente de l’Association des cycles supérieurs en droit de l’Université de Montréal. 

Après avoir ressenti un malaise lors d’un cours, l’étudiante à la Faculté de droit a tenté d’exprimer son désaccord au chargé de cours. « Je suis allée le voir après le cours. Je n’étais pas d’accord avec quelque chose qu’il avait dit. Ça a été mal reçu. Je me suis fait crier dessus. […] Il a fini par s’excuser par courriel », rapporte-t-elle. L’étudiante avait signalé à celui qui enseignait le cours qu’elle ne comprenait pas pourquoi il utilisait systématiquement le terme « femmes politiciennes » en parlant de politiciennes. Elle ne juge pas nécessaire de mettre l’accent sur le mot « femme » et trouve que le terme « politiciennes » suffit. 

Selon Leilah, les échanges entre la communauté étudiante et les membres du corps professoral étaient davantage les bienvenus à la Faculté des arts et des sciences. « J’avais pris des cours de littérature sur des autrices de différentes époques. Ça m’est arrivée de sortir de mes cours et de dire au prof que je n’étais pas capable de lire le livre, de quitter une discussion si c’était trop violent pour moi. Mais on ne peut pas nier l’histoire [coloniale]. En mettant trop de limites, on vient effacer une partie des apprentissages », croit-elle. 

Pour Samy-Jane Tremblay, qui est présidente de l’Union étudiante du Québec, les universités doivent être des lieux de débats, où tous les membres de la communauté se sentent à l’aise de participer. « Elles doivent, lorsqu’il y a des gens qui ne sont pas à l’aise, modifier des politiques, des règlements, et inciter le corps enseignant à faire en sorte que tout le monde puisse se prononcer sur le contenu académique », plaide-t-elle. 

Mention illustration : Camille Dehaene | Montréal Campus

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