Quand le numérique brouille les frontières de la mort

Les médias sociaux, la réalité virtuelle et l’intelligence artificielle rendent possible la création de dispositifs numériques qui s’immiscent dans les étapes de deuil. Leur utilisation actuelle et future fait débat : Plusieurs spécialistes estiment qu’elles nuisent à la guérison plutôt que d’en faciliter le processus.

« Je ne serais pas prête à dire que j’ai fini mon deuil », lance Mathilde*, dont les parents sont décédés lorsqu’elle avait 12 ans. Selon elle, la technologie aurait pu l’aider dans son processus. « Juste un petit message préenregistré, j’aurais aimé ça », affirme l’étudiante qui a aujourd’hui 19 ans.

Mathilde n’est toutefois pas enthousiaste vis-à-vis de toutes les technologies. « Tout ce qui est hologramme, ça me fait peur, ça fait un peu Black Mirror, ça dérange les morts, tempère-t-elle. La proximité et la chaleur que j’ai avec quelqu’un, ce n’est pas un robot qui va remplacer ça. »

Créer l’illusion

Tous ceux et celles qui utilisent les réseaux sociaux y laissent une quantité importante de traces numériques. Un héritage qui peut être consulté par les personnes endeuillées. À partir de ces données, il est même possible de créer l’illusion de toujours être en contact avec la personne décédée.

La réalité virtuelle simule la présence d’un(e) être cher(ère) disparu(e), en le ou la voyant parler et bouger, tandis que l’intelligence artificielle rend possible l’animation de photos de famille et la conception d’hologrammes imitant une personne décédée. Tels sont des exemples d’utilisation de la technologie dans le cheminement du deuil.

Fuir le deuil

Anthropologue et professeur émérite à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Luce Des Aulniers est une figure internationale de l’étude du deuil. Pour elle, l’utilisation de ces procédés n’est qu’une façon d’ignorer la réalité. Elle soutient que le deuil est « une internalisation » de la personne proche décédée.

Avoir recours à des dispositifs numériques serait donc contre-productif. « Si tout ce que tu gardes de l’autre tu le confies à des supports externes, tu ne facilites pas ton deuil, parce que le deuil, justement, c’est apprendre à vivre sans les signes externes de l’autre », explique Mme Des Aulniers.

Celle qui se spécialise sur les questions du deuil depuis les années 1980 soutient également qu’il faut un certain lâcher-prise par rapport à la personne décédée lors d’une période de deuil. Les dispositifs numériques rendraient cette tâche plus difficile, laissant les personnes endeuillées s’accrocher à toutes les traces numériques accessibles de leur être cher.

Faire confiance au processus

La théorie des cinq étapes du deuil déni, colère, marchandage, dépression et acceptation formulée par la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross en 1969 a depuis été reconnue par un bon nombre d’expert(e)s. Bien que le deuil varie d’une personne à une autre et que ces étapes s’entrecroisent, il se complète par la dernière phase : l’acceptation.

Pour y arriver, il faut « s’éloigner des anti-deuils », selon Mme Des Aulniers. Un anti-deuil n’est pas uniquement numérique : il s’agit de toute chose qui permet de rester attaché à l’être décédé. Cela peut prendre la forme de rituels post-mortem et de témoignages, qui sont de courte durée. Les dispositifs numériques sont aussi des anti-deuils, mais pouvant agir à long terme.

Une éthique à revoir

Alexandre Pépin, bachelier en journalisme à l’UQAM, a écrit, réalisé et animé une série balado portant sur l’effet des données numériques sur notre mort et celle des autres. Sur nos traces : la mort à l’ère du numérique est disponible sur la plateforme OHdio de Radio-Canada.

Alexandre Pépin affirme qu’à la suite de sa série, il n’a pas reçu de message concernant une volonté d’accéder à ces dispositifs, mais plutôt des messages d’inquiétude face à ces avancées technologiques. « Il faut mettre de l’avant les comités d’éthique en intelligence artificielle, peut-être revoir la charte du numérique. Il faut juste réaliser qu’en ce moment, beaucoup de questions [éthiques et morales] sont sans réponse et qu’il faut les [aborder] », note-t-il.

Cependant, il constate « qu’il y a une ouverture chez [la jeune] génération à intégrer des technologies dans le processus du deuil ».

Mention photo Manon Touffet | Montréal Campus

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