Histoires de poubelles

Épicerie Euro Marché, coin Fleury Ouest/Meunier, 19 h. Ahuntsic brille encore sous le soleil qui achève doucement sa journée. Les uns déambulent, les autres font leur jogging ou leurs emplettes. Des enfants rient et crient. Les amies et colocataires Léonie et Bérénice, elles, du haut d’une échelle en bois improvisée, fouillent dans une poubelle.

« Oh, des avocats! Des goyaves! Ça coûte cher des goyaves, c’est cinq balles le casseau », s’exclame Bérénice, les deux mains gantées bien enfoncées dans un sac poubelle. La jeune femme passe ses trouvailles à Léonie, qui les entasse dans un grand sac réutilisable. « On a juste amené un sac », fait savoir Léonie. « On savait que ce serait une petite tournée », dit-elle. Habituellement, les deux adeptes de dumpster diving, cette pratique qui consiste à récupérer des aliments dans les poubelles des commerces pour contrer le gaspillage alimentaire, remplissent quatre sacs d’épicerie en une soirée. « Deux sacs chacune, pour qu’on puisse faire le trajet à pied », explique Léonie.

En quelques minutes et en ne s’arrêtant qu’à un seul de leurs endroits de prédilection, les deux femmes de 23 et 25 ans ont déniché une prune, une banane, cinq ou six goyaves, un melon d’eau, un énorme morceau de fromage parmesan, un bol de mascarpone, un sac de chocolats de Pâques et un sac de pois chiches. Mis à part quelques imperfections sur les fruits et un petit trou dans le pot de mascarpone, aucune trace de moisissure ou de saleté. Tout est comestible, et gratuit.

« Je suis en train de convertir tout le monde autour de moi », s’esclaffe Bérénice. Léonie ajoute : « Quand mes amis disent qu’ils veulent moins dépenser, je leur dis : fais les poubelles. Quand mes amis disent qu’ils veulent poser plus de gestes écologiques, je leur dis : fais les poubelles », énumère-t-elle.

Même si les économies que Léonie réussit à faire grâce à cette façon inédite de consommer sont alléchantes – elle dit avoir réduit son budget alimentaire de 160 dollars par mois –, ce sont principalement des motifs environnementaux qui l’habitent. Son salaire d’assistante-gérante lui permettrait aisément d’acheter ses aliments à l’épicerie. En décembre, à l’aide d’un groupe Facebook d’adeptes de dumpster diving, Léonie a découvert trois bennes à ordures près de son lieu de travail. Pour la jeune femme, déjà minimaliste et centrée sur un mode de vie zéro déchet, s’adonner au dumpster diving tombait sous le sens.

Les bas-fonds du gaspillage alimentaire

Bien qu’un portrait précis du mouvement de dumpster diving à Montréal soit difficile à dresser, le chercheur et spécialiste de la lutte au gaspillage alimentaire Éric Ménard soutient que le phénomène est plutôt répandu sur l’île. Il explique que les divers se scindent généralement en deux catégories. « Il y a ceux qui le font par nécessité parce qu’ils n’ont pas les moyens de s’acheter à manger, et il y a les autres, qui le font par conscience écologique », détaille-t-il. Une bonne partie de ces derniers sont aux études et perçoivent souvent dans leur façon de s’alimenter une revendication politique.

Leur présence dans les rues de Montréal, et surtout sur les réseaux sociaux, tient un rôle de documentation « en or » selon M. Ménard. Le gaspillage alimentaire, responsable de 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre selon le Programme des Nations unies pour l’environnement, est une problématique invisible. Le spécialiste explique « [qu’]on voit seulement ce qu’on gaspille à la maison, de façon individuelle. » Les aliments jetés par les industries de transformation et de distribution, entre autres, ne sont captés par aucune caméra, et leurs quantités sont largement sous-documentées selon lui. « On peut plus facilement éviter ce qu’on ne voit pas », observe-t-il.

Lorsque les divers publient sur les réseaux sociaux des lieux où la récolte est bonne ou encore des photos de leurs trouvailles, ils et elles informent la population sur les quantités surprenantes d’aliments dont se débarrassent les commerces. Produits imparfaits, à l’emballage troué, dont la date de péremption est légèrement dépassée : une tonne de raisons sont bonnes pour jeter.

Ces quantités considérables d’aliments comestibles qui reposent dans les poubelles montréalaises peuvent étonner. Léonie et Bérénice assurent que leur plus grand défi, lorsqu’elles ont commencé le dumpster diving il y a quelques mois, était de limiter leur butin. « Une chance qu’on partage un congélateur avec nos voisines », rigole Léonie. Les deux colocataires ont même fabriqué un meuble à base de caisses de lait, « pour le stockage ». Dans leur cuisine, il y a de la nourriture partout. Sur le comptoir, sur la table et dans le placard s’accumulent fruits et légumes, féculents, épices et autres.

Plus sain, plus varié

La nature du dumpster diving provoque parfois l’incompréhension, et même le dégoût. Léonie explique cette réticence par la place omniprésente qu’occupe la consommation en société. « Dès que tu arrêtes de consommer, tu deviens un paria », se désole-t-elle.

L’impact écologique vaut-il la peine de plonger dans les poubelles? Bérénice ne tâtonne pas sur ses mots : pour elle, c’est un oui. « Je mange mieux maintenant, et de façon plus variée », affirme-t-elle. La jeune femme s’est également mise à cuisiner, elle qui était auparavant une grande consommatrice de plats préparés. La combinaison d’un geste à l’empreinte verte et d’une alimentation plus saine résulte en un sentiment de fierté chez elle.

Prévoit-elle pratiquer le dumpster diving encore longtemps? « Jusqu’à ce que mort s’ensuive », lance Bérénice entre deux éclats de rire. « Je ne retournerais plus en arrière. »

Mention photo : Noémie Rochefort

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