Se défaire du « regard masculin » dans le cinéma québécois

Près de 4 ans après le mouvement #MoiAussi, né sur la scène hollywoodienne, des artisans du cinéma québécois jugent le « regard masculin » encore prédominant sur les plateaux de tournage. 

Apparu pour la première fois en 1975 dans un essai écrit par Laura Mulvey, le concept du male gaze, soit le regard masculin, désigne la chosification de la femme depuis la perspective de l’homme hétérosexuel cisgenre au cinéma ou à la télévision. Le but est de plaire à ce public cible en misant sur l’érotisation du corps de la femme.

Le regard masculin se traduit notamment en misant sur les gros plans ou les balayages des pieds à la tête du corps d’une femme. Selon la professeure de cinéma et de télévision à l’École des médias de l’UQAM, Stéfany Boisvert, la « persistance du male gaze » se fait de façon inconsciente puisque ce phénomène est ancré dans les codes cinématographiques. Ainsi, ce concept peut être perpétré autant par des hommes que par des femmes. 

Mme Boisvert constate que la « vision hégémonique des rôles est encore bien présente aujourd’hui ». « Il faut respecter la personne [qui est devant la caméra], ce qui ne se fait pas dès qu’il y a un rapport de pouvoir », souligne la professeure adjointe au Département de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, Joëlle Rouleau. 

Ce système hiérarchique met sur un piédestal les personnes qui occupent des postes de direction et s’impose aux autres membres de l’équipe. Si le réalisateur Éric Falardeau reconnaît cette stature du « réalisateur tout-puissant », il considère que le travail d’équipe est essentiel pour l’éviter. « Je dois être honnête avec mon regard, prendre celui des autres, mais sans nier le mien », admet-il. 

Falardeau poursuit : « le respect est primordial. Je travaille avec des humains ».  Même si le plateau doit laisser place à un certain degré d’improvisation, celle-ci n’a pas sa place dans les scènes de nudité ou les scènes sexuelles, croit le réalisateur. Celui qui a réalisé des films pornographiques mentionne l’importance d’honorer ce qui se dit dans les discussions en amont du tournage. Selon le cinéaste, « il faut repenser notre représentation des corps, aller au-delà des clichés et des gros plans », et surtout, « être capable de justifier notre raisonnement ». 

Lentement, mais sûrement 

L’actrice britannique Keira Knightley a annoncé en janvier 2021 qu’elle refuserait de faire des scènes de nudité réalisées par des hommes, critiquant la chosification des femmes dans le cinéma. « Ce cas s’inscrit dans une montée de revendications féministes vue après le mouvement #MoiAussi », croit Mme Rouleau. Directement issue de l’industrie du cinéma hollywoodien, cette vague de dénonciations de comportements à caractère sexuel a eu une certaine influence sur le cinéma au Québec, remarque-t-elle

« La vague de dénonciations dans le milieu culturel il y a quelques mois mène à une réflexion sur le droit de la parole », estime la chargée de cours à l’Institut de recherche et d’études féministes de l’UQAM, Sandrine Galland, quant aux dénonciations portées contre plusieurs personnalités phares du milieu artistique québécois. Selon Éric Falardeau, une transition s’est entamée lorsque l’enjeu a atteint les médias de masse. Le réalisateur considère d’ailleurs que la nouvelle génération de cinéastes est davantage conscientisée à ces questions.

L’étudiante à la maîtrise en cinéma de l’Université de Montréal, Juliette Blondeau, pense encore que « les formations universitaires doivent faire un travail de fond [pour] changer ». D’après elle, bien que la question du male gaze soit de plus en plus intégrée aux cours, elle demeure un enjeu davantage abordé dans les cours facultatifs. Et même si cette notion était intégrée au cursus obligatoire, l’étudiante souligne que ce ne sont pas la majorité des membres de l’industrie du cinéma qui passent par les bancs d’école. 

Diversification sur tous les fronts

Pour plusieurs, les codes de l’industrie du cinéma ne sont que le reflet des mœurs de la société québécoise. « On veut que les choses changent vite, mais on ne réalise pas que c’est un gros bateau à tourner. Les changements passent par la société », considère M. Falardeau. 

Pour se distancer du regard masculin, il faut impérativement permettre une plus grande diversité de genre, croient à l’unanimité les experts . La « discrimination positive » est un premier pas pour s’éloigner du male gaze, croit Mme Blondeau. Ceci se fait en choisissant de mettre de l’avant des communautés marginalisées, puisque « diversifier les perspectives peut juste être positif », explique l’étudiante. Selon celle qui œuvre parallèlement sur des plateaux de tournage, l’industrie cinématographique doit prendre conscience de sa vision hétéronormative cisnormative et doit revoir sa tendance à donner la parole aux mêmes personnes. 

« Dans le milieu, il faut des gens derrière la caméra et dans l’écriture [des scénarios] qui sont diversifiés », estime Sandrine Galland. Selon la chargée de cours, le female gaze est une option intéressante pour s’éloigner de la vision masculine. Ce concept, que peut mettre en pratique toute personne à la réalisation cinématographique  indépendamment de son genre, offre un nouveau regard qui déjoue celui qui est dominant en misant beaucoup sur la relation entre le public et le personnage. Il propose de voir le public comme une femme plutôt qu’un homme, ce qui diminuerait grandement la chosification de celles-ci.

Si des séries comme Les Simone, Trop et M’entends-tu offrent du contenu télévisuel québécois qui s’éloigne du traditionnel regard masculin, les expert(e)s invitent à ne pas crier victoire trop rapidement. « Il faut rester vigilant. C’est facile de sauter aux conclusions, de croire que s’il y a une évolution, c’est derrière nous. Ce n’est pas une évolution linéaire », rappelle Stéfany Boisvert. Elle souligne surtout l’importance de retirer ce fardeau qui repose sur les actrices de signaler ces enjeux.

Mention illustration Édouard Desroches | Montréal Campus

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