Le tatouage s’ancre dans les stéréotypes

Le tatouage s’est peu à peu défait des préjugés qui lui étaient associés en démontrant qu’il s’agissait d’un art dédié à tous et à toutes, et non pas qu’aux personnes marginales. La pratique se révèle toutefois moins inclusive que prévu, laissant parfois les personnes à la peau plus foncée de côté. 

« Les gars de club, les alcooliques, les prostituées et les marins, c’était ma clientèle à l’époque  », énumère Clément Demers, qui a commencé à tatouer dans les années 70. Seuls les marginaux avaient des tatouages, rendant cette forme d’art stigmatisée par la société. Désormais, une personne sur quatre est tatouée, selon une étude menée en 2016 par la société de recherche Ipsos Reid.

« Ce sont les magazines de tatouages, arrivés en 1985 environ, qui ont démocratisé le tatouage », explique M. Demers, qui a pris sa retraite depuis peu, après cinquante ans dans le domaine. « En plus de présenter les tatoueurs et les tatouages comme étant quelque chose de cool, […] l’équipement à tatouage était maintenant accessible [pour] tout le monde », ajoute-t-il. Ces articles ont attiré de nombreux jeunes artistes. « Ils trouvaient que ça avait l’air payant et le fait de travailler pour eux-mêmes était alléchant », se souvient l’artiste retraité qui a appris l’art de tatouer de son père, à l’âge de 16 ans. Ces artistes ont, par la suite, rapidement fait évoluer le style en apportant des idées nouvelles.  

Un vent de changement

« Les modèles de tatouages ne font plus seulement la promotion de la violence, mais aussi de la solidarité envers certaines causes telles que la féminité, l’appartenance à une minorité visible ou les maladies orphelines », explique le professeur enseignant à l’École supérieure de mode de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, Philippe Denis.

Le mouvement de démocratisation du tatouage est apparu à la fin des années 90, alors qu’une quête de sens a submergé la société québécoise, explique le chargé de cours. Selon Philippe Denis, ce mouvement « s’est traduit par une quête de la possession de notre corps, entre autres par le biais du tatouage .»

Les tatoueurs et les tatoueuses se sont aussi adapté(e)s pour accueillir une nouvelle clientèle en rendant les studios de tatouage plus accueillants et lumineux « afin qu’ils soient plus agréables à fréquenter », révèle-t-il. Cela a permis de bonifier la perception que le public avait de cette pratique.

Les mis(es) de côté

Bien que le tatouage ait été démocratisé, tous et toutes ne peuvent y avoir accès aussi aisément. Certaines personnes à la peau foncée se font dire qu’elles ne peuvent pas se faire tatouer avec de l’encre de couleur puisqu’elle ne sera pas visible sur leur « pigmentation » de peau. « C’est dommage, car en réalité, ce n’est pas vrai. Il faut faire des tests, quitte à vérifier avec du henné pour voir quelle couleur convient le mieux au type de pigmentation », trouve le professeur enseignant à l’École supérieure de mode.

« Il a rentré l’aiguille tellement profondément dans ma peau que j’avais l’impression de me faire découper », se souvient l’étudiante en gestion à l’UQAM, Eva Loussala. Des lignes plus épaisses que souhaité et des artistes « agressifs » dans leur façon de tatouer, c’est le traitement que la jeune femme noire a reçu. Croyant que le dessin serait plus voyant en appliquant rigoureusement l’encre sous la peau et en prenant l’initiative d’y tatouer des traits plus épais, le tatoueur serait tombé « plus dans les stéréotypes que dans les faits », croit la jeune femme qui a d’autres dessins corporels aux traits plus fins.

L’étudiante de deuxième année en journalisme à l’UQAM, Naïka Édouard, fait désormais uniquement confiance aux tatoueurs et aux tatoueuses qui ont eux et elles aussi la peau foncée. Contrainte de signer une décharge au moment de son premier tatouage, elle acceptait de ne pas se « plaindre ou demander un remboursement pour le tatouage sachant d’avance [qu’elle avait] la peau noire et qu’il était possible [que le tatouage n’ait pas] l’effet souhaité », raconte-t-elle. « Parce que [la tatoueuse] ne savait pas comment tatouer mon type de peau, mes tatouages n’ont l’air de rien aujourd’hui, contrairement à ceux de mon amie à la peau claire, qui ont été faits en même temps que moi avec la même tatoueuse. » 

De l’autre côté de l’aiguille

« Plus la peau est foncée, plus ça nous limite dans ce qu’on peut faire, comme les ombrages ou les couleurs vives », explique Ugo Barette, tatoueur et copropriétaire du salon Mauvais Garçons Tattooshop, à Laval. Il mentionne également qu’il peut s’avérer plus ardu pour un(e) artiste de voir son travail sur des peaux plus foncées : « c’est comme de l’encre noire sur du papier noir, ça demande plus d’attention. »

La cicatrisation de la peau noire ne se fait pas de la même façon que la peau claire. « Il faut en être conscient », exprime le tatoueur chez Bésame Studio à Montréal, Leyem Meillan. Pour lui, tatouer des peaux foncées est un défi. « Pour faire un portrait, par exemple, il faut de plus grands contrastes puisqu’il y a certaines nuances de gris qu’il ne sera pas possible d’appliquer sur une peau foncée », exprime-t-il.  

Pour la tatoueuse Judith-Aisha Dortélus, connue sous le pseudonyme « Oya » dans le monde du tatouage, il est évident que cet univers « est totalement discriminatoire ». Selon celle qui exerce son art au salon de tatouage Le Chalet Tattoo Shop, cette problématique découle d’un manque d’éducation et de pratique de la part de certain(e)s artistes. C’est en faisant des dessins plus aérés et avec plus de contrastes que le résultat sera optimal. « Il faut savoir adapter son style, même si ce n’est pas tout le monde qui est ouvert à le faire », dénonce-t-elle.  

Pour l’étudiante en journalisme de l’UQAM, Naïka Edouard, la solution serait que les services de chaque artiste soient adaptés à tous et à toutes. Une éducation artistique reste à être mise en place dans le monde du tatouage pour que la couleur de la peau ne soit plus un obstacle.

Cet article est paru dans l’édition papier du 1er décembre 2020.

Mention photo : Édouard Desroches | Montréal Campus

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