Le mythe du roman graphique

Le terme « roman graphique » est souvent utilisé par le lectorat, les libraires et les médias pour désigner un format précis de bande dessinée. Pour la plupart des bédéistes et des gens du milieu de l’édition, c’est surtout une appellation plus « snob » de ce qu’ils produisent : de la bande dessinée, tout simplement. 

L’histoire du roman graphique remonte aux années 1970. Le tout premier du genre, A Contract with God, a été écrit en 1978 par nul autre que le créateur de l’appellation « graphic novel », Will Eisner. À l’époque, « aux États-Unis, on a des “comic strips”, qui paraissent dans les journaux et des “comic books”, [soit] des fascicules de super-héros, de westerns ou de science-fiction », raconte l’historien de la bande dessinée Michel Viau. Will Eisner est arrivé avec son ouvrage de 80 pages en noir et blanc et il devait lui trouver un nouveau nom pour le différencier de ce qui existait déjà. 

Le terme a aussi été repris par les bédéistes franco-belges qui voulaient se distancier du classique album cartonné de 44 planches  en couleur. « Dans les années 80, on veut faire des bandes dessinées, on veut écrire des histoires, mais pas nécessairement avec un personnage récurrent et un nombre de pages fixe. On va beaucoup aussi travailler le noir et blanc, alors que la bande dessinée était surtout en couleur », explique le fondateur de la première et seule formation universitaire en bande dessinée au Canada, Sylvain Lemay

Anoblir la bande dessinée

Actuellement directeur de l’École multidisciplinaire de l’image (ÉMI) à l’Université du Québec en Outaouais (UQO), Sylvain Lemay interprète l’utilisation du terme comme un certain « snobisme » chez une petite partie du lectorat qui voit la bande dessinée d’un oeil péjoratif. Ce n’est pas une prétention qu’il sent chez les bédéistes, le corps éditorial et sa communauté étudiante. « Je pense qu’il y a du monde gêné de dire qu’ils lisent de la bande dessinée », déclare dans la même veine le fondateur des éditions Pow Pow, Luc Bossé.

Le roman graphique peut permettre de distinguer le livre coloré de celui en noir et blanc ou encore les aventures récurrentes d’un personnage à un « one shot », une histoire qui ne fait pas partie d’une série. Ça peut aussi différencier un 44 pages pour enfants à une longue bande dessinée pour adultes. La distinction est donc plutôt dans le format, mais il y a bien des exceptions à la règle. « Il y en a qui sont en couleur, qui ont une couverture cartonnée ou qui s’adressent aux enfants, précise Michel Viau, lui-même scénariste de bande dessinée. À ses yeux, [le roman graphique] n’existe pas comme tel. »

Les libraires peuvent aussi être porté(e)s à employer ce terme pour mieux classifier l’ensemble de leurs produits et diriger la clientèle vers leurs préférences plus facilement. « Si tu vas dans une librairie et demandes des conseils sur les romans graphiques, c’est sûr que le libraire ne va pas te sortir un Tintin ou un Spiderman », indique le bédéiste québécois Jeik Dion. L’illustrateur d’Aliss, adaptation récente du roman de Patrick Senécal, a même fait la promotion de son livre sous cette nomination, une petite erreur selon lui, puisqu’il ne voit pas de différence entre les deux finalement. 

Une question de coûts

Engendrant une facture nettement moins chère, le long format de bande dessinée en noir et blanc a aussi permis l’éclosion de l’industrie au Québec. « On fait de plus en plus de couleur, mais, au début, c’est sûr que je n’avais pas les moyens de faire des livres en couleur », raconte Luc Bossé. « Pour moi, c’était important que tous les livres soient imprimés au Canada, ce qui est évidemment plus cher. Imprimer en couleur, ça [en] rajoute une couche », renchérit l’éditeur. Le noir et blanc réduit d’ailleurs de moitié le temps que les illustrateurs et illustratrices consacrent à leur projet et sauver ce temps peut être important pour qu’ils et elles gagnent leur vie convenablement. 

Le contraire peut aussi être vrai. Michel Viau donne l’exemple de la série en neuf albums de Magasin Général, qui aurait très bien pu être publiée en un seul ouvrage.   « C’est une décision éditoriale. Les auteurs n’ont pas à attendre neuf ans d’avoir fini leurs 600 pages, de le mettre sur le marché et d’en vendre très peu parce que ça coûte trop cher. Éditez une bande dessinée d’une façon différente et c’est un roman graphique », explique l’historien. 

L’art de la bédé 

Le métier de bédéiste est le même pour tous les formats. En premier, l’auteur ou l’autrice effectue ses recherches sur l’environnement, l’époque et l’ambiance de l’histoire et conçoit les personnages. Trouver son style de dessin est aussi une étape nécessaire. « Pour Aliss, j’ai tout fait à l’aquarelle. Dans l’histoire, elle se promène dans un quartier et l’ambiance est super sale. Je voulais que ça se reflète dans les pages », révèle Jeik Dion. 

Le ou la scénariste et la personne chargée de l’illustration travaillent en étroite collaboration. « J’écris en fonction du dessinateur. J’y vais avec ses forces, ses faiblesses et ses envies. On va essayer de combiner ce que je veux raconter et ce qu’il a envie de dessiner », décrit Michel Viau. 

Le roman graphique est plutôt un faux débat dans le monde de la bande dessinée actuel. « C’est le même procédé pour le roman graphique et la bande dessinée. C’est du texte et du dessin étroitement mêlés. Ce n’est pas un plus l’autre ni l’un sans l’autre. Ce sont les deux ensemble qui travaillent à raconter une histoire », ajoute-t-il.

Photo fournie par Jeik Dion

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