Échos d’un CHSLD

La veille, je n’avais pas dormi de la nuit. Je m’imaginais laissée à moi-même, parachutée dans une tempête dont la nature m’échappait encore. Je m’imaginais devoir tourner les coins ronds, froisser la dignité des uns et l’honneur des autres. Je m’aventurais dans la cour d’une autre génération et je ne voulais marcher sur rien. 

Ma première journée en CHSLD remonte à il y a presque deux mois. Depuis, l’appréhension est tombée. Une certaine routine s’installe, des points de repère se dressent à l’angle de la mort, sur le long chemin de la vieillesse.

Mais il y a de ces douleurs auxquelles la jeunesse ne s’habitue pas, comme la perspective intenable de la vie qui se laisse aller, comme le simple geste de nourrir une personne de quatre fois son âge, de lui changer sa couche, de lui dire de ne pas pleurer, que maman est juste là, dans la chambre d’à côté. 

Il y a de ces visions cruellement déstabilisantes, comme celle d’un père accroché à un téléphone en plastique, des photographies de ses enfants collées sur les chiffres du combiné, le fil vaguant tristement dans le sillon de sa chaise roulante. 

***

Je fais une dernière tournée des résidents avant d’aller en pause. Tout le monde respire. Une préposée aux bénéficiaires de l’unité prothétique, où sont hébergées les patientes souffrant d’errance et de démence cognitive avancée, me demande de l’aide. 

Une résidente agitée a fait ses selles par terre. Il y en a partout, sur les murs, ses mains, ses vêtements, ses lunettes, sous ses souliers. Une flaque sur le plancher. Je dois lui tenir les mains pendant que la préposée la lave pour ne pas qu’elle joue dedans. 

Je suis maladroite dans mes gestes, je ne veux pas parler parce que je respire par la bouche. Même salie de partout, la préposée reste douce, compatissante. « C’est mon premier vrai dégât », lui dis-je. Elle sourit d’un silence de celles qui en ont vu d’autres. 

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J’ai un peu de temps devant moi. Je rejoins M. Manuel dans sa chambre, petit homme portugais au français timide qui s’est donné pour mission de m’apprendre quelques mots de sa langue natale. En quittant sa chambre après notre leçon quotidienne, il m’interpelle. « Você é linda! » Mon air confus le fait sourire, il me traduit d’un accent discret. « Tu es belle! » Je lui envoie un bisou de la main qu’il attrape et dépose sur son coeur. 

***

Ce soir-là, Mme Mariette est agitée. On décide de la coucher plus tôt, soupçonnant la fatigue comme source de son agressivité. Quelques temps s’écoulent avant qu’un bruit sourd parvienne de sa chambre. La petite dame aux os friables s’est jeté par terre, son pyjama, ses draps et sa couche sont éparpillés un peu partout autour d’elle. 

Un fort relent d’urine se dégage de son matelas. On nettoie le dégât, mais quinze minutes plus tard, tout est à recommencer. Cette fois, les plaintes inconsolables qui s’échappent de son corps nu contre le plancher froid nous empêche de la recoucher. Mme Mariette et moi passons le reste de la soirée devant le téléviseur, main dans la main, à fredonner des airs imaginaires. 

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Cette nuit, M. Léonard est décédé. Vers 22h, je l’ai trouvé dans sa chambre, l’air reposé, le visage dans une main. On aurait dit qu’il dormait, si ce n’était de la blancheur de sa peau et de son corps anormalement rigide.

Il est parti seul, avec pour dernière interaction la préposé et moi-même qui lui ont changé sa couche, quelques heures auparavant. Il m’avait alors pris la main, me suppliant d’arrêter, de le laisser tranquille.

Les préposés ont déshabillé ce qu’il restait de lui. Ils ont lavé son corps, peigné ses cheveux. Ils ont croisé ses bras sur sa poitrine et lui ont dit un dernier au revoir. Puis on a fermé la porte. 

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Le lendemain de la mort d’un résident, l’unité est douloureusement tranquille. Hier encore, ses respirations lourdes et sonores rythmaient le mouvement de l’unité. 

Ébranlée par le passage de la morgue, Mme Janine vient me retrouver dans l’aire commune. Elle pleure et ses épaules fragiles sursautent à chaque sanglot. « C’est un mouroir ici. Qu’on me tue tout de suite, ça serait fait. » 

J’essaye de la consoler. Je lui prépare sa collation préférée, des petits biscuits avec de la confiture de fraise. Ça va un peu mieux, qu’elle me dit. Elle repart vers sa chambre, ses épaules qui chevrotent toujours à la cadence de son chagrin. 

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À cette heure de la nuit, le temps est long. Je me promène dans l’unité, guettant les ronflements des résidents. Fragile dans son cadre de porte, Mme Anette me fait signe d’entrer dans sa chambre. Je lui demande si tout va bien. Elle me répond que oui, qu’elle a juste envie de jaser. 

On s’assoit sur le lit, on placote un peu, mais son discours est décousu et je la sens plus émotive qu’à l’habitude. Je lui demande ce qui ne va pas. « C’est que je me sens tellement seule ici.  »  

Elle se laisse pleurer dans mes bras. Je lui donne des becs partout, des becs masqués sur le front, sur les joues. On se flatte les cheveux, on se chuchote des mots d’amour.  J’ai voulu être forte, mais ce soir-là, après presque deux mois au front, je me suis permise de pleurer. 

***

Il me reste une dizaine de minutes avant ma pause souper. Encore une fois, une préposée de l’unité prothétique vient me demander de l’aide pour changer une résidente particulièrement agressive. 

À peine la toilette de la dame entamée que celle-ci s’emporte. J’essaye de la calmer, mais elle me frappe et me crache dessus. Je lui tiens les mains, mais elle me donne des coups de pied. La préposée s’active, elle a peur. Dans son élan, elle se blesse un doigt. On hésite à appeler des renforts, mais la sonnette d’alarme est trop loin et on ne veut pas laisser la résidente avec une seule d’entre nous. 

Une vingtaine de minutes plus tard, on sort de la chambre. J’ai mal au ventre. La préposée est partie se chercher de la glace pour son doigt blessé. Je ne l’ai pas revue. 

***

C’est vendredi. Mme Denise me demande un petit verre de vin blanc. On a pas d’alcool sur l’unité, mais je lui verse un verre de jus de pomme, en espérant que son goût se soit altéré avec l’âge. 

Comme elle boit son verre d’une traite, je lui demande si elle en veut un deuxième. « Oh non, je me sens déjà devenir chaude! » Elle rit de bon coeur. 

Pour un court instant, j’ai cru être ailleurs.  

***

Vers 21h, toutes les résidentes dorment. Pour passer le temps, le personnel se réunit devant le petit téléviseur pour écouter le bulletin de nouvelles. Les rues enflammées de Minneapolis défilent à l’écran, éveillant l’indignation de mes collègues de travail, les unes d’origine haïtienne, les autres, camerounaise.

Je les écoute s’enflammer, prier pour leurs consoeurs et leurs confrères américain(e)s, pour leurs propres fils. J’écoute leur colère, leur adversité quotidienne de femmes immigrantes et racisées. Mille questions, mille nuances d’impuissance, de compassion, de rage me traversent l’esprit, mais je me tais.

L’occasion qui se présente à moi prévaut sur l’inconfort, celle d’apprendre de femmes à l’histoire diamétralement opposée à la mienne, de m’enrichir de la rencontre inattendue de nos existences. Des existences pour qui tout les sépare, mais qui finissent éventuellement par se retrouver, dans un CHSLD ou dans les rues d’une ville en flammes, dans la compassion et la bienveillance que nous nous accordons, à soi comme à l’autre. 

***

Bientôt, je quitterai le CHSLD. J’accrocherai mon masque et mes lunettes, n’emportant avec moi que les échos d’une nouvelle humanité et ces histoires qui se racontent moins bien qu’elles se ressentent, sur la peau, dans un regard, au creux d’une main. 

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