Qui ne risque rien n’a rien

Série noire, Les beaux malaises, 19-2, Les Bougon, etc. Ce sont surtout les séries de télévision novatrices qui marquent l’imaginaire. La notion de risque a été au cœur des discussions lors du colloque Le risque en séries qui avait lieu du 15 au 17 mars à Montréal. Cet ensemble de conférences et de tables rondes était dirigé en partenariat avec la Société des auteurs de radio, télévision et cinéma (SARTEC) et deux professeurs de l’École des médias de l’UQAM, Pierre Barrette et Margot Ricard.

«L’éléphant dans la pièce, c’est l’argent», a lancé d’entrée de jeu Pierre Barrette à l’une des tables rondes. Il est vrai que le risque est avant tout financier: les diffuseurs espèrent que l’émission sera «rentable», c’est-à-dire que les coûts de production seront remboursés par les revenus publicitaires, ces derniers étant calculés par les cotes d’écoute.

C’est pourquoi plusieurs panélistes, dont Pierre Barrette, ont rappelé le rôle déterminant que joue la télévision publique dans la diffusion d’émissions créatives et «risquées». «La télévision publique au Québec devrait être la télévision qui ose, celle qui donne les moyens de produire des séries de qualité, quelque chose qui sort du lot, qui nous rend fier, qui, possiblement, peut voyager», a raconté le professeur, en entrevue avec le Montréal Campus. Il a donné l’exemple de l’émission Un gars, une fille qui a été un franc succès au Québec et à l’étranger, puisqu’elle a été adaptée dans une vingtaine de pays. Mais, à son avis, il est tout à fait compréhensible que les diffuseurs privés, «dont l’esprit est de faire des profits sans accumuler des déficits», soient plus prudents dans la prise de risques.

La doctorante en cinéma de l’UQAM, Stéfany Boisvert, a soutenu que la télévision publique permet l’innovation, la qualité, ainsi que de redéfinir et de remettre en question le contenu. Selon elle, la BBC joue un rôle crucial au Royaume-Uni et la chaîne PBS a été à l’avant-garde aux États-Unis, avant que des grandes chaînes spécialisées comme HBO ou AMC ne prennent le relais.

Si tous les experts semblent s’entendre sur l’importance de Radio-Canada dans la diffusion de contenu osé et original au Québec, les restrictions budgétaires nuisent toutefois à cette mission culturelle. «Depuis plusieurs années, l’État se désinvestit de la télévision publique et je pense que c’est quelque chose de malheureux pour l’ensemble de la population et de la culture québécoise», a plaidé Pierre Barrette.

Pour sa part, le professeur en cinéma de l’Université de Montréal, Germain Lacasse, a été encore plus sévère envers le modèle d’affaires québécois. «La télévision [québécoise] est redondante et a peur du changement», a-t-il déploré. Il estime que la télévision d’ici est «peu politique» et qu’elle se veut «consensuelle», chose qui l’exaspère. Le professeur en a profité pour saluer l’émission Les Bougon, «une série qui divise» par son sujet controversé ; une famille bénéficiaire de l’aide sociale profitant des failles du système pour mieux vivre.

Les cotes d’écoute, démon des créateurs

Les cotes d’écoute sont le principal critère de rentabilité d’une série télévisée. Il s’agit de la référence de popularité auprès des diffuseurs et des médias. Rafaël Ouellet, réalisateur du film Camion et de la série Nouvelle adresse, juge que les cotes d’écoute «ne sont pas représentatives» et se désole de voir autant d’attention médiatique là-dessus. «C’est une très mauvaise nouvelle d’avoir autant de chroniqueurs télé qui écrivent à tous les jours sur les cotes d’écoute», a-t-il lancé.

François Létourneau, scénariste et comédien dans Série noire, abonde dans le même sens. «Il y a quelque chose d’insidieux avec les médias», a-t-il dit. D’après lui, les médias font un amalgame entre cotes d’écoute et qualité. «Si les cotes d’écoute [d’une série] sont jugées décevantes, ils se disent: ça ne doit pas être si bon que ça», a-t-il dénoncé. François Létourneau a suggéré qu’au Québec, on a tendance à abandonner vite lorsque les cotes d’écoute ne sont pas au rendez-vous. Il a cité en exemple la sitcom américaine mythique Seinfeld «qui a pris quatre ans à partir». Selon lui, si une œuvre artistique est bonne, elle va durer.

Selon eux, il ne faudrait donc pas juger une œuvre de fiction à sa diffusion, d’autant plus que les séries sont vendues en DVD et que des plateformes en ligne comme Tou.tv permettent de regarder les épisodes en rafale longtemps après leur passage sur les ondes.

Vers une télé plus «cinématographique»

L’aspect créatif de la série de fiction québécoise a aussi été abordé. Du point de vue des créateurs eux-mêmes, les œuvres de télévision devraient s’inspirer davantage du cinéma. «Dans les téléromans, il faut que tout soit dit», critique François Létourneau. Il juge que les séries télé parlent trop, contrairement au cinéma où on utilise plus les images et le langage non-verbal, quitte à laisser des zones grises au spectateur. «On n’est pas obligé de prendre le spectateur par la main», a-t-il ajouté.

Rafaël Ouellet dénote pour sa part des indices décourageants venant du public québécois pour les créateurs, faisant allusion aux émissions les plus populaires qui sont bien souvent «des télé-réalités au contenu peu original». À son avis, une certaine éducation du public est nécessaire. «Ça prend des shows qui prennent des risques, quitte à avoir moins de spectateurs, mais une plus grande qualité», a-t-il affirmé.

Encore une fois, l’argent est un facteur qui limite la capacité de création. François Létourneau l’a bien illustré, donnant l’exemple d’un accident de voiture dans une série. «Sans argent pour montrer l’accident, on se retrouve avec Gilbert et Suzanne qui placotent sur ça dans la cuisine», a-t-il lâché, causant des rires dans la salle. Pierre Barrette, lui, est plus optimiste. «Considérant l’ensemble des contraintes: financières, sociales, démographiques, etc. Je pense qu’on fait de la très bonne télévision au Québec dans laquelle il y en a pour tous les goûts», a résumé l’enseignant.

 

Photo: Philippe Lemelin
De gauche à droite: Johanne Larue, Germain Lacasse, Pierre Barrette, Stéphane Baillargeon, Stéfany Boisvert, Roger De La Garde

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