L’art de se battre en bas collant

Entre le gym, le boulot et les compétitions, les lutteuses du Québec rêvent de vivre de leur passion. Un objectif difficilement réalisable au sein d’un sport méconnu et souvent stéréotypé.

La soirée se déroule dans un vieil aréna sombre et défraîchi au fond de Montréal-Nord. En plein milieu, un ring avec un tapis rose nanane entouré de barrières. Viennent les projecteurs et la musique pop rock des années 2000 qui éclate les tympans. Regroupés près de la scène, un peu plus d’une centaine de partisans survoltés sont venus assister au match avec délice pour se divertir en un samedi soir frisquet de la mi-octobre.

DING-DING-DING! L’attention du public est sollicitée. Entre en scène le flamboyant animateur Joey Soprano. Sa voix résonne : «Ce soir, pour ce retour en force du 18e gala de la NCW Femmes Fatales, règlement de comptes entre la championne internationale Femmes fatales, Jessika Black, et Saraya Knight.» Acclamée par la foule, la première fait son apparition, brandissant fièrement sa ceinture de championne. Hurlements des fans. Apparaît ensuite sa rivale, réputée pour son mauvais caractère, sous les exclamations d’un public qui ne l’apprécie pas. Elle expose audacieusement ses majeurs et n’hésite pas à lancer des grossièretés à sa concurrente. Pour dégager les arbitres qui s’amassent autour d’elle, Saraya Knight n’hésite pas à les frapper dans l’entrejambe. C’est la débandade. Le public s’emballe, gronde. L’animateur reprend le contrôle. Le visiteur qui en est à sa première expérience oscille entre un rire hésitant ou une peur incertaine.

Plusieurs combats se succèdent. Des lutteuses émergent de derrière le rideau. Dans la peau d’un personnage, elles se réincarnent avec intensité. Toujours hautement colorées, elles affichent fièrement leur personnalité à travers des costumes extravagants. Elles portent plumes, dentelle, latex, tutu, cape, masque, pied-de-poule ou peau. La rivalité flotte dans l’air. Dans leurs combats, les Femmes Fatales de la Northern Championship Wrestling (NCW) y mettent leurs tripes. Le spectacle commence.

Lutter contre les préjugés

«Je voulais représenter les femmes pour leur donner un modèle d’inspiration et de force, affirme la lutteuse Vanessa Kraven. Je veux être une femme forte qui peut faire quelque chose d’autre que les matchs de bikini qu’on voit à la télé.» La lutte féminine a toujours été la cible de préjugés, selon elle. «Les gens pensent que la lutte n’est qu’un jeu où les femmes se battent dans de la boue, se tirent les cheveux et se crient des insultes», explique-t-elle. C’est d’ailleurs ce désir de faire changer les opinions qui l’a poussée à commencer ce sport. En réalité, Vanessa Kraven présente la lutte comme un combat plus complexe où il y a une histoire, où se rencontrent des lutteuses aimées ou détestées, auxquelles le public s’attache.

Les idées préconçues ne sont pas rares dans ce milieu, car peu de gens connaissent l’envers du décor de la lutte féminine. «Beaucoup de monde pense que c’est faux et qu’on joue un jeu, ils ne réalisent pas tous les efforts qu’il y a derrière. Après le match, parfois je saigne et j’ai de vraies blessures», lance la championne Jessika Black.

Plusieurs obstacles se posent sur la route des femmes qui tentent de percer dans le domaine. Les nombreuses heures d’entraînement demandent un grand investissement pour ces filles qui travaillent en parallèle afin de subvenir à leurs besoins. «Au Québec, la lutte féminine n’est pas un très gros marché, on compte environ une quinzaine de femmes seulement», explique le président de la NCW, Jean-François Racette, qui n’organise que deux galas par année dans la division Femmes Fatales. Selon lui, le fait que le volet féminin de ce sport ne soit pas encore bien connu au Québec est la cause du petit nombre de femmes qui s’y intéressent. Puisqu’elles ne peuvent pas en faire un métier, cela rend le sport moins attrayant.

Toutefois, il y a un marché international. «Aux États-Unis, par exemple, il est beaucoup plus facile de percer dans ce domaine, il y a plusieurs ligues et le marché permet aux plus persévérantes d’en faire un métier», note-t-il. La lutteuse de 22 ans Stacy Thibault, qui compétionne depuis un an seulement, reconnaît qu’il est plus aisé d’évoluer à l’extérieur de la Belle province. «J’aimerais beaucoup en faire un métier. Ce n’est peut-être pas possible au Québec, ce n’est pas assez connu, mais dès que tu as le pied aux États-Unis ou que tu te fais des contacts, c’est plus facile. Il faut se faire voir et c’est ça mon but», confie-t-elle. Pour sa part, Jessika Black croit qu’il est permis d’ambitionner. «C’est possible d’en vivre au Québec, il n’y en a pas beaucoup qui le font et c’est dur, mais si tu travailles très fort, tu peux y arriver. C’est sûr qu’avec un nom international ça aide aussi», croit-elle.

Pourquoi lutter?

Pour les lutteuses, se battre représente aussi la réalisation d’un défi personnel. «La lutte symbolise pour moi un rêve de jeunesse. J’étais rendue à un certain âge où je me disais qu’il fallait que je commence à accomplir les choses que je rêvais de faire», raconte Jessika Black, qui détient depuis le mois d’août une des ceintures de lutte les plus convoitées en Amérique du Nord. Celle qui fait des compétitions depuis seulement un an s’est entraînée intensément avant de se rendre à son premier match, et avoue être en amour depuis.

Ces femmes luttent pour leur plaisir, mais aussi pour donner un spectacle. «Si le public est impliqué émotionnellement, tu as fait un bon show, c’est ça le but. Il faut aller chercher les réactions des partisans», pense Jessika Black. D’autres trouvent leur motivation dans la recherche du dépassement de soi. «J’aime prendre des risques, sauter sur la troisième corde ou même a l’extérieur du ring. Les fans qui encouragent les lutteuses me nourrissent et je suis très à l’écoute de leurs réactions», ajoute Stacy Thibault.

***

L’événement se clôt sur une finale phénoménale, voire irréelle. Saraya Knight entraîne la championne Jessika Black hors du ring, à travers les spectateurs qui doivent laisser place aux lutteuses, incertains de la suite des événements. L’assenant de coups de chaises, elle va même jusqu’à lui vider une poubelle sur la tête. Jessika Black, allongée par terre, reçoit gifles et ordures en plein visage. Les spectateurs sont aux aguets, au summum de l’excitation. Black, idolâtrée par les partisans montréalais, en sort victorieuse. Le public en a eu pour son argent.

Photo : Alexis Boulianne

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