Un clic de souris, un pas vers la gauche, des biceps découpés, des bourrelets accumulés au fil des années: à travers la loupe des spécialistes de la publicité ciblée, aucun détail n’est discrédité.
Une photo d’un bon déjeuner: Instagram. Un sentiment de colère pendant la panne de métro: un statut Facebook. Un article intéressant lu entre deux cours: Twitter. Une belle fille à la télé: Pinterest. Un délicieux repas dans un nouveau resto: Foursquare. Finies, les miettes de pain du temps d’Hansel et Gretel. Aujourd’hui, n’importe qui peut suivre vos déplacements sur le Web. Mais exister sur la Toile, c’est aussi accepter la possibilité de s’y empêtrer.
En 2004, la compagnie britannique Path Intelligence lance FootPath, un système de surveillance capable de détecter les signaux des téléphones cellulaires et d’étudier les déplacements des consommateurs dans les magasins. Huit ans plus tard, cette méthode utilisée en Europe, aux États-Unis, en Asie et en Australie fait couler beaucoup d’encre. Les cellulaires sont-ils devenus les télécrans que l’auteur britannique George Orwell avait imaginés dans son roman 1984? «Nous ne récoltons pas d’informations personnelles, se défend la directrice générale de la compagnie britannique Path Intelligence, Sharon Biggar. Nous ne connaissons même pas le numéro de téléphone de la personne qui utilise le cellulaire que nous suivons avec FootPath.»
Quand un consommateur entre chez un des clients de FootPath – qu’il soit un vaste centre commercial, une boutique spécialisée ou même un amphithéâtre – la position de son téléphone cellulaire est automatiquement identifiée. «Nous savons que l’appareil numéro 1224, par exemple, se trouvait au point A à 10h34, puis au point Y à 10h36», explique la femme d’affaires, qui croit que les détaillants canadiens pourraient bénéficier de ce gadget.
Entre la présence d’un Big Brother au nez fourré dans les affaires du peuple et celle de la pratique de marketing ciblé, la ligne est parfois mince. D’un point de vue légal, la question est complexe, avertit le professeur-adjoint à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, Nicolas Vermeys. «Ce n’est pas évident. Ça implique de savoir si notre signal de cellulaire est un renseignement personnel ou non, détaille-t-il. Le Code civil est clair: on ne peut pas surveiller la vie de quelqu’un par quelque moyen que ce soit. À mon avis, ici, on surveille les activités de consommation, mais c’est difficile de trancher à propos de la légalité de cette technologie.»
Des techniques variées
Certains magasins utilisent les bandes des caméras de surveillance afin d’étudier le comportement de leurs consommateurs. D’autres annonceurs utilisent la biométrie ou le neuromarketing pour identifier les désirs des potentiels acheteurs. Aux États-Unis, dans des multinationales comme Best Buy, American Eagle Outfitters et Old Navy, l’application ShopKick envoie des informations à propos des produits disponibles ou populaires dans le magasin où se trouve l’utilisateur. À coups de récompenses appelées kicks, elle «félicite ses clients», qui peuvent transformer ces crédits accumulés et les dépenser de «la façon dont ils le désirent», à la manière des Air Miles ou autres billets Canadian Tire.
Pour ne pas tomber dans les filets des annonceurs, il y a moyen de se camoufler. Quand un système comme FootPath est utilisé, le meilleur moyen de ne pas être traqué consiste à fermer son téléphone cellulaire. «Nous demandons également à nos clients d’installer des affiches qui indiquent que notre logiciel est utilisé», ajoute Sharon Biggar. De la même manière, les fameux écriteaux «Souriez, vous êtes filmés» permettent aux magasins de justifier l’utilisation de caméras pour contrer le vol à l’étalage. Pour le professeur Nicolas Vermeys, la raison pour laquelle ces informations sont collectées devrait toujours être précisée. «La question qui se pose, c’est de savoir jusqu’où les annonceurs peuvent aller sans avoir obtenu l’autorisation d’utiliser certaines informations à propos des consommateurs.»
Plus c’est ciblé, mieux c’est?
En 2009, la British Broadcasting Corporation, le radiodiffuseur public du Royaume-Uni, rapportait que le district londonien de Wandworth compte à lui seul davantage de caméras de surveillance que les villes de Dublin, San Francisco, Johannesburg et Boston combinées. Mais si le Royaume-Uni semble s’imposer sur la scène mondiale au niveau de la surveillance vidéo, rien n’indique pour l’instant que la Belle Province en fasse autant, selon la firme de stratégie et marketing Internet Adviso. Marc-Antoine Brouillette, journaliste chez Infopresse, abonde en ce sens. «Je ne crois pas qu’on retrouve quelque chose de semblable ici, dit-il. On remarque toutefois une vague de fond: le marketing s’en va vers l’utilisation de données personnelles, vers le ciblage plus précis.» Ainsi, les réseaux sociaux tels que Facebook accumuleraient des informations sur leurs utilisateurs, pour ensuite les placer dans un bassin générique directement transmis aux annonceurs.
Et les données personnelles, ça vaut cher. Bien moins ardue que l’exécution d’un sondage, l’accumulation de celles-ci permet de rendre l’arme des pros du marketing beaucoup plus efficace. Comme quoi les amis Facebook de ce monde ont sans doute contribué, à coups de tags et de likes, à la fracassante entrée en bourse du site Web. «Ce n’est pas le fruit du hasard si on voit des publicités qui correspondent à nos intérêts, souligne Marc-Antoine Brouillette. Si je consulte régulièrement des sites de voyage, je risque de voir des annonces de valises quand je navigue sur la Toile.»
L’engagement de l’utilisateur devient alors une notion clé. Vrai, les utilisateurs accordent souvent leur consentement, quand ils cliquent «J’accepte», notamment, au bout de la longue liste de conditions d’utilisation d’un site Web. «En signant un contrat, on s’engage, rappelle Nicolas Vermeys. Mais est-ce que l’accord est éclairé et suffisant pour respecter les exigences de la loi? Lisons-nous vraiment les conditions d’utilisation?» Avouons-le, nous sommes nombreux à avoir abdiqué à la lecture de la troisième ligne de la Déclaration des droits et responsabilités de Facebook, distraits par un vieil ami qui nous avait poké.
Illustration: Dominique Morin (spoutnikmorin.net)
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