Souriez, vous êtes épiés

Prétendument isolé dans son confort technologique, l’homme moderne ne s’avère pas tout à fait seul lorsqu’il se trouve devant son écran d’ordinateur. Le projet de loi C-52, réintroduit par le gouvernement Harper, heurte à nouveau l’intimité numérique.

Votre cellulaire enregistre les coordonnées des personnes que vous avez contactées, ce que vous avez dit et quand vous l’avez fait. Les policiers aussi. Le projet de loi C-52 régissant les installations de télécommunication aux fins de soutien d’enquêtes sera réintégré prochainement. Il permettrait aux autorités d’obtenir, sans mandat ni justifications, tout renseignement personnel utile aux enquêtes policières. Adresses courriel, numéros confidentiels, adresses domiciliaires et adresses IP pourront, entre autres, être obtenus sans peine. Maints organismes de défense des droits et libertés de la personne signalent une lourde atteinte à la vie privée et les distributeurs de téléphonie et d’Internet s’inquiètent des coûts occasionnés par la nouvelle législation.

À l’heure actuelle, les autorités policières ont droit d’accéder aux renseignements numériques à condition de détenir des preuves justificatives et un mandat, sauf s’ils doivent intervenir rapidement pour empêcher un crime. Le projet de loi aspire à faire de ces exceptions la norme.

«Notre principale crainte a toujours été de savoir si l’industrie avait la capacité de mettre en place toutes nouvelles exigences et surtout, de savoir qui en absorberait les frais», déclare la responsable des communications chez Bell Canada, Marie-Ève Francoeur. Elle rappelle que la vie privée de leurs clients demeure leur principale préoccupation.

Quant à la relationniste de Rogers, Luiza Staniec, elle estime qu’il est important que les distributeurs se responsabilisent afin de coopérer avec la police. Comme Rogers dispose déjà d’installations pour collaborer avec les autorités, la compagnie considère que le projet de loi s’adresse surtout aux nouveaux intervenants dans le domaine de la téléphonie et de la câblodistribution. Ils devront ainsi se doter d’un tel département d’investigation corporative. «De toute manière, la facture de Rogers pour ces services est réglée par la police», assure-t-elle. Une affirmation remise en question par le président de la Ligue des droits et libertés, Dominique Peschard, qui croit plutôt que les coûts seront refilés aux utilisateurs sous forme de frais afférents. TELUS espère aussi que les coûts seront absorbés par les agences judiciaires. Dans le cas contraire, elle se verrait dans l’obligation de faire passer les coûts aux consommateurs.
«Avec l’arrivée des nouvelles technologies, il est évident que la législation doit être actualisée», croit la responsable des communications chez TELUS Mobilité, Amélie Cliche. La compagnie considère toutefois important que le gouvernement consulte l’industrie dans l’élaboration du projet de loi afin que celui-ci soit efficace tant pour les consommateurs, les autorités policières et l’industrie des télécommunications. TELUS suggère que les mêmes normes soient appliquées mondialement et que les fabricants d’équipements de télécommunications insèrent, à même leurs équipements, des technologies pouvant servir à la surveillance. Pour l’instant, les autres compagnies préfèrent s’abstenir de tous commentaires sur la législation.

Critique vitriolique
Dans une lettre envoyée le 26 octobre dernier au ministre de la Sécurité publique, Vic Toews, la Commissaire à la protection de la vie privée, Jennifer Stoddart, somme le gouvernement de «faire preuve de prudence dans ses propositions législatives visant à créer un régime de surveillance accrue». Elle estime que le projet de loi supplante le simple maintien de la capacité à mener une enquête ou la modernisation des pouvoirs de perquisition. Elle invite le gouvernement à prouver la nécessité et l’efficacité d’un tel projet. La Commissaire lui redemande également de démontrer de manière convaincante que la formule utilisée est celle qui porte le moins atteinte à la vie privée selon les objectifs gouvernementaux. «Si les organismes d’application de la loi déplorent qu’il est difficile d’obtenir rapidement des mandats ou des autorisations judiciaires, ces difficultés administratives devraient être résolues en trouvant des solutions administratives plutôt qu’en affaiblissant les principes juridiques», y stipule-t-elle.

L’avocate de l’Association canadienne des libertés civiles, Nathalie DesRosiers, estime que certains arguments du controversé projet de loi tendent à suggérer des positions anticonstitutionnelles. «D’ailleurs, plusieurs décisions sont devant les tribunaux. TELUS y plaide présentement pour certains cas de saisis policières relatives au matériel électronique.» Elle craint que les policiers développent l’habitude d’obtenir des autorisations sans effort. «90% des mandats sont accordés. Ce n’est pas un système épouvantablement strict», proteste-t-elle.

Une grande majorité de Canadiens partage également l’opinion des mouvements contestataires. Un sondage commandé par le Commissariat à la protection de la vie privée au Canada révélait en août dernier que 82% des répondants s’opposent vertement à ce que les autorités d’investigation «aient accès à leurs dossiers de courriel et à d’autres données concernant la façon dont ils utilisent Internet sans avoir obtenu un mandat d’un tribunal». D’ailleurs, un organisme qui travaille pour rendre les médias et les télécommunications plus transparentes au Canada, OpenMedia.ca, a mis sur pied une campagne publicitaire en ligne afin d’alimenter l’opposition au projet de loi et fait circuler une pétition qui a atteint plus de 75 000 signatures.

Surveillance sans limites
Mort au feuilleton ce printemps en raison du déclenchement des élections, le projet de loi C-52 refait surface en raison de la détermination du gouvernement conservateur à resserrer le cadre judiciaire canadien. Une législation entamée sous le régime libéral de Paul Martin avec le projet de loi C-74, qui visait à «faciliter l’interception licite de l’information».

Les défenseurs des libertés civiles notent la tendance du gouvernement Harper à attribuer trop de droits aux forces de l’ordre. «Depuis les attentats du 11 septembre 2001, il y a une surenchère des pouvoirs et des budgets dans le secteur de la sécurité», constate Nathalie DesRosiers. L’Association canadienne des libertés civiles réclame donc un cadre législatif empêchant les abus de pouvoir et le gaspillage d’argent. «Le gouvernement s’est servi du climat de peur post-2001 comme prétexte pour accroître les pouvoirs des autorités policières. Ça aurait été inimaginable auparavant», martèle le président de la Ligue des droits et libertés, Dominique Peschard.

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