Dans les rues de Benghazi

Ils ont préféré à la Kalashnikov des bombes aérosol et ont mis en vers les revendications de la jeunesse libyenne. À la rencontre des street artists de Benghazi.

Le 20 mars 2011, Kais al-Hilali est assassiné par la police secrète de Mouammar Kadhafi dans une banlieue de Benghazi, en Libye. C’était une heure après avoir réalisé une toute nouvelle caricature de l’ancien chef d’État libyen sur un mur de la deuxième ville du pays d’Afrique du Nord. Le writer était une personnalité importante de la contre-culture à Benghazi, admiré pour son talent, son leadership et son courage. «Qui ne connaît pas Kais? Tout le monde le connaît, lance Ali Nasser, graffiteur au sein du crew B.W.A. (Benghazians With Attitude). Il a déclenché la révolution.»

Rares sont les artistes libyens qui se sont fait un nom sous le règne du colonel Kadhafi. Même les artistes d’origine libyenne exilés en Angleterre comme l’écrivain Hisham Matar et aux États-Unis comme le rappeur Khaled M. (qui a grandi sous un faux nom) risquaient sans cesse leur vie en signant leurs œuvres. Mais depuis la «journée de la colère» à Benghazi le 17 février dernier, date symbolique du début de la révolution qui allait mettre un terme au règne de Kadhafi huit mois plus tard, le milieu culturel libyen est en pleine ébullition.

«Singe des Singes d’Afrique»: c’est ainsi que Kais al-Hilali se moquait de celui qui se disait «Roi des Rois d’Afrique» dans son premier graffiti anti-Kadhafi produit quelques jours à peine après que les voix se soient levées à Benghazi. Il y avait peint le colonel l’air inquiet avec des traits subtils de primates dans une murale au réalisme troublant.

Optimiste malgré les menaces, l’artiste de 34 ans n’hésitait pas à laisser sa marque dans les quartiers de l’ouest de la ville, alors réputés hostiles aux rebelles. Ali Nasser, qui a brièvement travaillé avec lui, révèle qu’il allait même jusqu’à pousser l’audace devant le Palais de Justice «afin que Kadhafi puisse admirer ses œuvres à CNN ou Al-Jazeera». Leader enthousiaste, il encourageait les autres writers à rester actifs «jusqu’à tard dans la nuit» et, donnant l’exemple, il travaillait souvent à découvert, parfois devant une foule de curieux, pas toujours sympathique à sa cause.

Kais al-Hilali est aujourd’hui considéré comme un héros de la révolution. «Son œuvre orne toujours les murs de Benghazi, s’exclame son ancien collègue. Récemment, ils ont nommé une institution artistique à son nom. Paix à son âme.»

Visages découverts
Si les writers libyens étaient actifs avant la révolution, celle-ci a simplifié et rendu moins dangereuse la pratique de leur art. «Avant, on travaillait surtout dans nos sous-sols, sur les murs d’écoles, dans des fermes, témoigne Ali Nasser. Parfois, on sortait la nuit et on peignait avec nos visages couverts, mais ça n’était pas long avant que la police arrive.» Lui et son crew — nommé d’après le groupe de rap californien N.W.A. (Niggers With Attitude) — risquaient alors une peine d’un à trois ans de prison pour propagande contre le régime «à moins, poursuit le graffiteur de 23 ans, de dessiner quelque chose qui ait rapport avec Kadhafi et son stupide livre vert». Ce dernier était un manuel politico-économique d’étude obligatoire dans les écoles de Libye, récemment décrit par le journaliste Martin Asser de la BBC comme une «série de diatribes stupides».

Depuis le 17 février, au lieu d’affiches propagandistes tirées du Livre Vert de Kadhafi, on aperçoit plutôt à Benghazi des messages révolutionnaires tels que «Free Lybia», «February 17» et «No Fear», et des tags aux couleurs du drapeau monarchique libyen, adopté par les rebelles peu après le début de la révolution. Plusieurs graffitis portent aussi simplement le nom de leurs auteurs, fiers de pouvoir enfin manifester leur existence.

«D’aussi loin que je me souvienne, explique Ali Nasser, je porte en moi une haine profonde pour Kadhafi. Mon père le haïssait, mon grand-père le haïssait et tout le monde à Benghazi le haïssait. Il disait qu’on était des rats ou des lâches ou sous l’effet de drogues hallucinogènes, alors on ne s’est pas gêné de le dessiner comme un singe ou une personne folle, sanguinaire. Mais au fond, notre message c’était: “Kadhafi tu n’es plus le bienvenu à Benghazi”.»

Rap révolutionnaire
«I speak for every young mind stuck, freezing in prison/Gaddafi done it all just to keep the chair he’s sitting». À 19 ans à peine, les paroles de Sata Omar alias illectRaw témoignent d’une maîtrise travaillée de l’écriture rap. De tels propos étaient toutefois inconcevables en Libye il y a quelques mois à peine. «Avant, je faisais comme tout le monde, je chantais à propos de la supériorité de mes rimes sur celles de n’importe qui d’autre dans le milieu, rapporte le jeune rappeur. Mon premier vers à propos de la violation des droits de la personne et de l’oppression psychologique que Kadhafi a fait vivre à mon peuple pendant 42 ans, je l’ai écrit une semaine après le début de la révolution.»

Le grand admirateur de Tupac et de Nas n’aurait pas hésité à aller combattre celui qu’il traite de «criminel» armes à la main, mais «au début, mes parents ne m’ont pas laissé aller combattre, puis j’ai commencé à faire de la logistique pour les Freedom Fighters. Je n’étais pas entrainé pour me servir d’un fusil. Je savais que j’étais plus utile comme ça.»

Et dès qu’il avait une soirée libre, le jeune MC allait chez un ami enregistrer ses paroles sur des instrumentaux des beatmakers américains Immortal Technique ou Mobb Deep dans un studio «qui est plus comme un sous-sol», ajoute-t-il en rigolant. Il distribuait ensuite ses chansons sur des CDs gravés ou les envoyait aux stations de radio de la région.

Si des rappeurs comme Ibn Thabit ou MC Swat sont apparus aussi forts dès la libération de Benghazi, on le doit à l’ancrage profond du rap dans la culture des jeunes Libyens. «La révolution a simplement aidé à faire sortir l’énergie accumulée et permis à la vérité d’être dite, argue Sata Omar. Avant, on faisait ça pour le style, maintenant, on essaye de passer un message. Tu sais, du genre: ne divisons pas le pays; n’oublions pas nos martyrs; gardons la révolution en vie.»

Des plans pour le futur? «Plus tard, j’aimerais peut-être faire quelques chansons sur la Nouvelle Libye et comment ça devrait être… j’veux dire… la liberté, la démocratie et vivre la belle vie dont nous avons toujours rêvé. Je veux aussi parler de tout ce qui ne va pas dans le monde et ouvrir les yeux des gens sur la situation de pays comme la Palestine ou la Somalie. Le monde ce n’est pas juste la Libye, tu sais.»

Article réalisé avec l’aide de Sameeh Lahiwel.
Photo courtoisie: Sameeh Lahiwel

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