Multinationales en eaux troubles

En 2011, plusieurs pays émergents n’ont toujours pas accès à une eau douce de qualité. Du Mexique jusqu’en Chine, en passant par le Québec, les multinationales en profitent pour se remplir les poches… au grand dam des groupes environnementaux.

Claudia Campera Arena habite Mexico depuis plus de 30 ans. Aujourd’hui coordonnatrice de Blue Planet Project Latin America, une association internationale engagée à protéger l’eau douce, elle décrit la tension qui règne dans les rues de son pays natal. «La situation est chaotique: le gouvernement mexicain indique que 80% de l’eau distribuée est sécuritaire. L’eau du robinet n’est donc pas potable dans plusieurs régions du Mexique, mais on ne sait pas où, déplore l’activiste. Alors pour ne pas mourir de soif, on achète de l’eau embouteillée.»

Et on l’achète en grande quantité. Entre 2002 et 2007, le Mexique a consommé 22,3 milliards de litres d’eau, la consommation la plus forte au monde après les États-Unis. En 2007, la consommation d’eau en bouteille par Mexicain était de 205 litres par année, un bond de 62 litres par rapport à 2002.

Claudia Campera Arena dresse une liste des raisons de ce succès commercial. L’eau embouteillée est avant tout un phénomène de société qui propose à ses consommateurs une image de santé, de pureté et surtout, de sécurité. Cependant, c’est l’implantation des multinationales – notamment Nestlé, PepsiCo, Coca-Cola et Danone – dans plusieurs pays émergents qui a permis au commerce de l’or bleu de prendre son envol. «Au Mexique, comme le gouvernement ne prend aucune mesure pour purifier l’eau, les gens placent leur confiance dans les compagnies privées. Ce n’est plus une question de volonté ici, mais plutôt de survie, analyse la femme de 32 ans. L’eau est une ressource naturelle qui devrait être gratuite pour tous.»

Même son de cloche du côté d’Emma Lui, militante de 33 ans qui revient tout juste d’un voyage de plusieurs semaines en Chine. La diplômée en droit a été stupéfaite de la piètre qualité de l’eau potable. Tout comme au Mexique, le gouvernement tarde à adopter des normes afin d’améliorer la source provenant du robinet. «Une des choses les plus frappantes en Chine, c’est l’ampleur du développement du pays, partage Emma Lui. Mais une telle croissance pollue les sources et met en péril l’eau potable pour les générations futures.»

À qui le blâme?
Ce qui anime le débat: le manque de transparence des gouvernements, mais aussi celui des multinationales, qui n’informent pas les consommateurs des résultats des tests faits sur leur eau embouteillée. Meera Karunananthan, du Conseil des Canadiens – un organisme citoyen contre la privatisation de l’or bleu – soutient que depuis trente ans, les embouteilleurs font campagne auprès de la population pour qu’elle renonce au système public. «Lorsque les municipalités procèdent à des tests sur l’eau du robinet, les résultats sont rendus publics et les gens sont au courant de ce qui se passe, explique la chargée de campagne pour le Conseil des Canadiens. Les multinationales font des examens sur le produit vendu, mais n’informent personne. Tout est secret. Aucun moyen de savoir si elle est réellement bonne.» Meera Karunananthan ajoute même que les sources des municipalités sont vendues aux entreprises à un prix très bas, déjà établi, dans une entente gardée «strictement confidentielle».

Après plusieurs demandes d’entrevues faites auprès d’industries d’eau embouteillée, Nestlé Waters Canada est la seule à avoir répondu aux appels et courriels de Montréal Campus. En 1992, la compagnie Nestlé lance la filiale Nestlé Waters. Avec plus de 100 sites de productions dans 36 pays, Nestlé Waters détient plus de 70 marques d’eau de source, dont les plus vendues sont Poland Spring, Arrowhead et Deer Park. En 2007, son chiffre d’affaires annuel est estimé à 10,4 milliards de dollars, représentant 19,2% du marché mondial.

Le directeur des affaires corporatives de Nestlé Waters Canada, John Challinor II, tient à remettre les pendules à l’heure: l’eau en bouteille ne doit être considérée que comme un complément à celle du robinet. «Si elle est de bonne qualité et disponible, nous pensons que les gens devraient la boire. Nos bouteilles ne peuvent pas remplacer l’eau du robinet, précise l’homme d’affaires. Tout le monde mérite d’avoir accès à un approvisionnement sûr, fiable et abordable et nos concurrents sont les autres vendeurs de boissons, non pas l’eau du robinet.»

Il ajoute aussi que le mythe selon lequel les multinationales appauvrissent les sources naturelles est entièrement faux. Nestlé Waters, par exemple, utilise seulement 0,0009% de la quantité totale d’eau douce disponible dans le monde. «Selon Environnement Canada, l’industrie utilise seulement 0,02% de l’eau permise au Canada, indique-t-il. Blâmer les multinationales des problèmes actuels de l’eau est devenu chose courante.»

Le Québec aussi
Au Canada, ce sont les Québécois qui boivent le plus d’eau en bouteille. Selon Statistique Canada, entre 1992 et 2005, la vente de bouteilles dans la province a augmenté de 260%. En une année seulement, les Québécois en consomment plus de 775 millions de bouteilles.

«Il existe au Québec des sources très précieuses, dont celle des Grands Lacs, indique la chargée de campagne pour le Conseil des Canadiens, Meera Karunananthan. Les multinationales reçoivent des permis qui leur permettent d’aller puiser des grandes quantités dans les nappes phréatiques, au détriment de ces richesses naturelles.»

Le ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs (MDDEP) indique toutefois que les réserves souterraines sont nombreuses dans la Belle Province et sont estimées à environ 200 000 milliards de litres. Pour assurer leur préservation, le Ministère a adopté en 2009 le Règlement sur la déclaration des prélèvements d’eau: les entreprises qui prélèvent un volume moyen de 75 m3 d’eau ou plus par jour doivent dorénavant transmettre une déclaration détaillant les volumes prélevés par mois. Une taxe en fonction du volume utilisé au cours d’une année est aussi appliquée. «L’industrie des eaux embouteillées du Québec compte une cinquantaine d’entreprises pour une production annuelle de 500 000 m2, ce qui représente moins de 1 % de toute l’eau prélevée annuellement, rassure la responsable des relations avec les médias au MDDEP, Hélène Simard. Pour ce qui est de la production de bouteilles ou dans d’autres contenants, le taux de cette redevance est fixé à 70 $ du million de litres d’eau prélevés.»

Mais la situation au Québec est toutefois moins grave que celle du Mexique et de la Chine. Dans les rues de Mexico, les entreprises locales d’eau embouteillée tentent tant bien que mal de survivre parmi les Nestlé, Coca-Cola et PepsiCo de ce monde. «Certaines iront même jusqu’à prendre la bouteille en plastique de Nestlé, la remplir d’eau polluée et la vendre à moitié prix», décrit Claudia Campera Arena, une activiste de 32 ans vivant dans la capitale mexicaine. Une chose est certaine: tant et aussi longtemps que l’accès à l’eau potable est restreint au Mexique, Claudia continuera à faire bouillir l’eau de son robinet avant de la consommer.

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Propre ou pas propre?
Réjean Gagné, un ancien designer de jeux vidéo, créé en 2008 un site internet indépendant, ecosynthese.com. Il pense que la présence de multinationales dans les villes a des conséquences néfastes sur l’environnement.
Nous reprenons ici les arguments d’ecosynthese.com, avec les réponses du directeur des affaires corporatives de Nestlé Waters Canada, John Challinor II, qui a accepté de se prêter au jeu.
1. Il y a des coûts cachés lors de la production d’une bouteille d’eau. En effet, l’élimination et la récupération ne font pas directement partie du prix des bouteilles et le consommateur devra payer ces coûts séparément, via des taxes d’enlèvement des déchets, des taxes de recyclage et des fonds spéciaux pour dépolluer.

J.C. II: L’industrie canadienne des eaux embouteillées paie un minimum de 50% du coût de chaque programme municipal de recyclage et paie la totalité des coûts liés l’enfouissement des bouteilles Elle subventionne actuellement le coût des programmes de gestion des déchets dans de nombreuses provinces, y compris la Nouvelle-Écosse, l’Ontario et le Québec.

1. L’embouteillage d’un litre d’eau requiert environ 2 à 3 litres d’eau supplémentaires.
J.C. II: Selon Agriculture Canada, l’industrie canadienne des eaux embouteillées utilise seulement 1,3 litre d’eau pour faire 1 litre d’eau embouteillée. D’après une étude réalisée par K. Eschleman, il faut 3 litres d’eau pour produire 1 litre de boisson gazeuse et 42 litres d’eau pour produire 1 litre de bière.

2. Une fois consommée, une bouteille d’eau prend souvent le chemin de l’enfouissement, quand elle n’aboutit pas tout simplement dans la nature.
J.C. II: Par ménage, les Canadiens jettent environ 500 livres de papiers journal par an, mais seulement 20 kilos de contenants en plastique. Le taux de récupération de ces contenants a été de plus de 66% l’an dernier à travers le Canada. Les bouteilles d’eau en plastique sont le troisième produit le plus recyclé au Canada, derrière les journaux et l’aluminium.

3. Le transport de 1.1 million de litres d’eau par jour entre la source de Hillsburgh en Ontario vers l’usine d’Aberfoyle de Nestlé requiert 29000 voyages de camion par an. Ce type de transport implique dépense énergétique, gaz à effet de serre, et trafic constant sur les routes de petites communautés.
J.C. II: Nestlé Waters Canada reconnaît que la circulation des camions est une préoccupation importante et nous nous efforçons de minimiser cet impact. Nous cherchons des voies les plus appropriées pour éviter les zones d’achalandages importants. En plus de nos propres recherches, nous engageons des experts qui étudient la circulation dans la région en question.

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