Victimes de discrimination et de préjugés, les homosexuels et transsexuels d’un certain âge n’ont pas la vie facile. Pour leur permettre de vivre sans avoir à se cacher, une campagne de sensiblisation cible les intervenants de la santé et des services sociaux.
Jean Boisvert, 70 ans, est homosexuel. Muni de lunettes à épaisse monture, les cheveux teints bien peignés, il raconte, entre deux bouchées d’œufs brouillés, les années qu’il a vécues à se cacher. Des années «qui n’ont rien à voir avec aujourd’hui». Son homosexualité, il l’a découverte pendant la Grande Noirceur, dans les années 50. «J’avais un père très conservateur, très hétérosexuel, mais surtout très catholique. On était écrasés par la religion, se remémore-t-il. Quand on découvre son homosexualité dans un tel contexte, on se ferme la boîte.»
Le coquet septuagénaire est secrétaire de l’Association des aînés et retraités de la communauté gaie de Montréal (ARC), qui se réunit chaque dimanche pour un brunch. Ce matin-là, une «p’tite jeune» du Montréal Campus dérange une quarantaine de convives qui discutent sereinement de voyages, de loisirs et d’intimité autour d’un duo café-jus d’orange. Nul ne pourrait se douter du calvaire qu’ils ont dû vivre toute leur vie, avant de faire leur sortie du placard.
Encore aujourd’hui, malgré l’avancement des droits des homosexuels, les aînés à la sexualité différente peinent à se dévoiler complètement. La Charte de bientraitance envers les aînés homosexuels et transsexuels, dans le cadre du programme Pour que vieillir soit gai, a été initié par la Fondation Émergence pour sensibiliser le personnel de la santé et des résidences à leur réalité. Marguerite Blais, ministre de la Famille et des Aînés, a appuyé le projet en 2009. Depuis, le gouvernement a investi 400 000 $ dans le programme.
L’adhésion à la Charte et à ses valeurs est volontaire, et permet de former le personnel grâce à une trousse d’outils comprenant séances d’information, dépliants et affiches relatives à la clientèle-cible. D’autres projets, tels qu’une formation sur l’homosexualité intégrée à la formation scolaire des intervenants de la santé, sont toujours à l’état embryonnaire, selon la Fondation Émergence.
Récemment opéré à la prostate, Jean Boisvert estime qu’il a été très bien soigné. «Jamais ils ne m’ont fait la morale sur mon orientation sexuelle, constate-t-il. Pourtant, ça aurait été facile de faire des blagues de mauvais goût.» Line Chamberland, professeure et chercheuse au département de sexologie de l’UQAM, souligne que les homosexuels n’ont pas tous vécu une aussi bonne expérience dans le milieu hospitalier. «Il manque beaucoup de formation au niveau des intervenants. Les seuls travailleurs sociaux qui connaissent les ressources disponibles pour les clientèles homosexuelle et hétérosexuelle sont souvent eux-mêmes homosexuels.» Les autres, poursuit la spécialiste, se disent bien intentionnés et prêts à accepter l’homosexualité chez les aînés. «Ils disent toutefois ne pas en côtoyer, qu’il n’en ont pas dans leur milieu de travail.» Pourtant, selon la Fondation Émergence, il y a autant de lesbiennes, gays, bisexuels et transsexuels (LGBT) au sein de l’âge d’or que dans la population en général, soit 10%.
Travailleuse sociale au CLSC Samuel-de-Champlain depuis 37 ans, Micheline Sénécal estime que la sensibilisation devrait davantage viser les aînés hétérosexuels que les intervenants. «Ce sont les autres résidents qui disent qu’il n’est pas normal d’être gai, nuance-t-elle. Le personnel est habituellement plus ouvert d’esprit à cause de son plus jeune âge.»
Qu’ils aient été parents ou célibataires, les commentaires négatifs ont fusé de partout pendant la vie des homosexuels maintenant septuagénaires. Le départ de Jean du nid familial à 25 ans a d’ailleurs provoqué un choc, puisqu’il n’était pas marié et n’entrait pas en religion. Sa vie, il l’a vécue clandestinement, liaison après liaison, jusqu’au début de la trentaine, où son père l’a finalement affronté. «Mon père voyait bien que je n’étais pas comme mon frère, marié avec un enfant, raconte-t-il, les dents serrées. Heureusement qu’il n’y avait pas de fusil dans la maison, parce qu’il m’a attaqué verbalement, cette journée-là. Ma mère avait éclaté en sanglots. Mais jamais il n’a prononcé le mot ‘’homosexuel’’.»
Rentrer dans le placard
Cheveux poivre et sel coupés en brosse, lunettes carrées au nez, Pierre-Paul Gagnon, 72 ans, raconte d’une voix douce les premiers mois qu’il vient de passer en résidence. Son amant de 45 ans vient lui rendre visite régulièrement, mais aucun résident n’en a fait mention jusqu’à maintenant. «Personne ne franchit le seuil de ma porte, explique-t-il d’un ton ferme. C’est mon appartement, c’est chez moi.» Renaud Paré, fondateur de l’ARC, s’interpose. «Il retourne dans le placard», glisse-t-il avec un léger sourire. «Je ne me cache pas, je fais attention, c’est tout!» se défend son confrère.
Selon la sexologue Line Chamberland, le spectre du retour dans le placard refait souvent surface lorsque les personnes homosexuelles vont en résidence. L’auteure de plusieurs études sur les aînés homosexuels mentionne leur besoin constant de recevoir des signes d’acceptation à cause de l’époque à laquelle ils ont vécu. «La génération plus âgée n’est pas une génération qui va beaucoup s’exprimer. Ils restent très discrets, c’est pourquoi il faut les rassurer plus souvent.»
Sur la table, les assiettes sont vides, les verres de jus d’orange aussi. Le ventre plein, les membres de l’ARC vantent l’avancée des droits des homosexuels qui s’est produite de leur vivant. Jean Boisvert, professeur à la retraite, rappelle qu’il faut contrer l’homophobie dès l’adolescence. «Le plus gros problème reste dans les écoles. Les «fifis», les «tapettes» qui mènent au suicide n’ont plus de raison d’être.»
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Un projet de résidence
Pour Jean Boisvert, la perspective de quitter sa maison unifamiliale est terrifiante. «Ce qui me fait le plus peur, c’est de m’ennuyer en résidence quand ma santé ne me permettra plus d’être actif.» Heureusement, le fondateur et ancien président de l’ARC, Renaud Paré, a un projet de résidence publique à caractère social en tête, où deux étages seraient consacrés exclusivement aux aînés homosexuels. Il attend toujours l’accord de la Ville de Montréal et du gouvernement du Québec pour concrétiser le projet, le premier du genre en Amérique du Nord». Pierre-Paul Gagnon, même s’il apprécie sa résidence jusqu’à maintenant, serait plus à l’aise avec ses «confrères». «On pourrait faire des activités ensemble, se soutenir ou parler de choses plus intimes», suggère-t-il.
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L’héritage de Janette
À l’époque de son coming out, Jean Boisvert lisait religieusement le Courrier du cœur. Si la chronique de Janette Bertrand dans l’hebdomadaire montréalais Le Petit Journal ouvrit les yeux à bien des jeunes filles, elle détermina aussi les sentiments que pouvaient éprouver de jeunes hommes entre eux. «Moi, c’est Janette Bertrand qui m’a mis au monde», explique Pierre-Paul Gagnon. Marié pendant 35 ans à une femme, l’homme de 72 ans a pu identifier le mal de vivre qui le rongeait avec des émissions telles que Parler pour parler ou L’Amour avec un grand A, qu’il enregistrait pour regarder… en couple.
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